Le vent de l’Histoire a tourné à l’Est *

La célèbre photo du drapeau rouge flottant sur le Reichstag a beau figurer dans presque tous les manuels scolaires, si vous demandez en 2020 à un jeune Français quelle est selon lui la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne durant la Deuxième Guerre mondiale, il répondra mécaniquement les Etats-Unis. Le débarquement de Normandie, les médias et les programmes scolaires y sont sans doute pour beaucoup. Reste une grande oubliée (1): l’ex-Union Soviétique. Un sondage de l’IFOP en 2015 indique que 54 % des personnes interrogées pensent que ce sont les Etats-Unis qui ont vaincu Hitler. Or l’IFOP avait déjà réalisé un sondage fin 1945 et le résultat était tout autre: 57 % des sondés répondaient que l’action de l’URSS avait été décisive dans la défaite nazie, contre 20 % pour les Etats-Unis. Et lorsqu’on interroge les Allemands d’aujourd’hui, une écrasante majorité reconnaît que le tournant de la guerre date de la défaite de Stalingrad le 2 février 1943, et pas du 6 juin 1944. Mais la capitulation l’armée de von Paulus n’est pas le premier tournant militaire décisif.

Les faits historiques demeurent des faits.

Examinons-les et voyons comment la guerre a basculé vers la défaite inéluctable de l’Allemagne nazie.
Durant l’été 1940, après la défaite de la France, l’Allemagne semble invincible et prédestinée à dominer durablement le continent européen. Entre 1940 et 1944, le vent a donc tourné. Mais quand, et où ? En Normandie, le 6 juin 1944 selon les uns, à Stalingrad le 3 février 1943 selon d’autres. L’historien Jacques R. Pauwels considère que le tournant s’est produit en décembre 1941, dans la plaine de Moscou.

L’opération Barbarossa

Privée des matières premières nécessaires pour gagner une guerre moderne (pétrole, caoutchouc etc.), l’Allemagne ne peut gagner une longue guerre. Elle doit s’assurer une victoire rapide, d’où le concept de Blitzkrieg, la « guerre éclair ». L’écrasement en quelques semaines des défenses polonaises, hollandaises, belges et françaises ont semblé valider le concept: les « guerres éclair » étaient suivies de « victoires éclair ».
Hitler et ses généraux pensent que la Blitzkrieg qu’ils s’apprêtent à déclencher contre l’Union soviétique connaîtra la même réussite que les premières contre la Pologne et la France. Ils considèrent que l’URSS est  » un géant aux pieds d’argile ». L’attaque allemande débute le 22 juin 1941 à l’aube. Trois millions de soldats allemands et près de 700 000 alliés traversent la frontière avec 600 000 véhicules motorisés, 3 648 chars, 2 700 avions et 7 000 pièces d’artillerie. L’invasion de l’Union soviétique en juin 1941 surprend néanmoins Staline, qui ne l’attendait pas aussi tôt, n’imaginant pas que Hitler s’engagerait dans une guerre sur deux fronts (2) . Dès avant 1939, la préparation de la guerre est à l’ordre du jour(3): révision du plan quinquennal, fabrication en série d’avions et de chars, mobilisation de la main d’œuvre, création de nouveaux centres industriels et transfert d’usines au-delà de l’Oural etc. Des faiblesses subsistent: l’industrie soviétique est jeune, l’armée n’a aucune expérience de la guerre moderne et est affaiblie par les purges de 1937-1938. Les succès hitlériens sont d’emblée foudroyants. Des trous énormes sont creusés dans la défense soviétique, des gains territoriaux sont réalisés, et des centaines de soldats soviétiques sont tués, blessés ou capturés. Tout fonctionne donc comme prévu et la route de Moscou semble grande ouverte. Il apparaît très vite que ce ne sera pas la promenade de santé escomptée. Confrontée à la plus puissante armée au monde, l’Armée rouge subit de sérieux revers, mais ce n’est pas l’effondrement. Et, comme le confie Goebbels (4) à son journal dès le 2 juillet, elle a riposté vigoureusement en maintes occasions. Le général Halder, l’un des concepteurs de l’opération Barbarossa, fait savoir que la résistance russe est acharnée et entraîne de lourdes pertes allemandes. On observe également que l’Armée rouge est mieux équipée que ce qu’on croyait: en quantité mais également en qualité, tel le lance-roquettes Katioucha (surnommé orgues de Staline) et le char T-34 dont les services secrets n’avaient pas détecté l’existence. Plusieurs dignitaires de la Wehrmacht commence à percevoir que la guerre commence à perdre ses caractéristiques de « guerre éclair ». Hitler fixe à ses troupes l’objectif d’atteindre la Volga en octobre et de s’emparer des gisements pétroliers du Caucase.

La Bataille de Moscou, première défaite terrestre nazie

Le 3 juillet 1941, dans un discours radiodiffusé, Staline appelle le peuple russe à s’unir dans la « Grande guerre patriotique » et à se lever contre l’envahisseur comme il l’avait fait en 1812 face aux troupes napoléoniennes. Le lendemain même de l’attaque allemande, le premier détachement de partisans, le Starosyelski, se forme le 23 juin 1941. La guerre des partisans, et des partisanes est généralisée le 29 juillet. L’objectif de cette guérilla est de désorganiser les arrières du front allemand, de perturber la logistique de la Wehrmacht et notamment les communications routières et ferroviaires. partisanes.jpgPartisanes
L’incorporation dans l’Armée rouge d’unités de réserve venues en renfort d’Extrême-Orient, les difficultés de ravitaillement en vivres et matériels, en raison du harcèlement des partisans changent la donne, d’autant que la Luftwaffe n’a plus la suprématie des airs. Dans un discours au Palais des sports de Berlin, le 3 octobre, le Führer déclare que la guerre à l’Est est virtuellement terminée, le lancement de l’opération Typhon visant à s’emparer de Moscou. En septembre, la prise de Kiev redonne de l’espoir et la Wehrmacht poursuit sa progression, les premières unités sont à 30 kilomètres de Moscou, épuisées et à court d’approvisionnement. Le 5 décembre, à 3 heures du matin, l’Armée rouge lance une contre-offensive minutieusement préparée, les lignes allemandes sont enfoncées, les troupes repoussées avec de lourdes pertes. Le 8 décembre, Hitler ordonne le repli. Ainsi la « guerre éclair » est terminée!  » L’Allemagne nazie avait subi la défaite qui rendait toute victoire impossible, non seulement contre l’Union soviétique, mais aussi la victoire de la guerre en général… On peut donc affirmer que le cours de la Seconde Guerre mondiale a tourné le 5 décembre 1941″ (5). » Dès lors que la bataille de Russie n’avait pas été réglée dans les trois mois, comme l’avait espéré Hitler, l’Allemagne était perdue, car elle n’avait ni le matériel, ni les moyens de mener une guerre longue. » (2) Rappelons que les Etats-Unis ne sont pas encore entrés en guerre .
Ce tournant n’est pas perceptible aux yeux de tous les Allemands. Hitler explique ce revers par l’arrivée inattendue (en décembre !) du « général Hiver »(6). Ce n’est qu’une bonne année plus tard, après la défaite catastrophique de Stalingrad, au cours de l’hiver 1942-1943 que le public allemand et le monde entier comprennent que l’Allemagne perdra la guerre.

Stalingrad, le renversement de la situation militaire

L’année 1942 est une année noire. Cependant la transformation de la « guerre éclair » en guerre totale contre trois grandes puissances, dont la mobilisation coordonnée de leurs force commence à peine, rend possible une évolution différente du conflit. L’URSS est admise dans la Grande alliance. L’été 1942 apparaît comme la « bissectrice » de la guerre.stalingrad.jpgLe centre de Stalingrad, le 2 février 1943, jour de la défaite de la Wehrmacht
A l’automne 1942, se produit le tournant stratégique de la guerre. Les Alliés prennent alors l’offensive qu’ils garderont pour l’essentiel jusqu’à la fin de la guerre. Stoppée aux portes de Moscou en décembre 1941, la Wehrmacht rassemble toutes ses forces pour une opération dont le nom de code est « Opération Bleue » en direction des gisements pétroliers du Caucase, via Stalingrad. L’offensive déborde l’Armée rouge par le sud, franchit le Don, atteint la Volga, parvient au cœur du Caucase et vise le champ pétrolier de Bakou. Au cours de six mois de combats acharnés (juillet 1942-février 1943) s’affrontent plus de deux millions d’hommes épaulés par des milliers de chars et d’avions. L’Allemagne y a engagé ses meilleures troupes, 266 divisions. Après l’échec de la Bataille de Moscou, il lui faut à tout prix obtenir un succès décisif. Les Soviétiques, au cours de quatre mois de très durs combats défensifs, obtiennent le sursis nécessaire pour achever la mise sur pied au-delà de la Volga d’une force de frappe considérable acquise grâce aux succès économiques de l’année 1942. Le 19 novembre 1942, l’Armée rouge passe à l’offensive: encerclement des troupes allemandes de la VIème armée, commandée par von Paulus, puis morcelle et brise ces armées dont la reddition, le 2 février 1943 officialise la victoire soviétique. La VIème armée est repoussée à plus de 200 kilomètres à l’ouest de Moscou. L’Armée rouge déclenche alors, dès janvier 1943, la contre-offense vers l’ Ukraine et le Nord.
A la même époque, les Anglo-Américains connaissent aussi leurs premiers succès, dans le Pacifique et en Afrique. Les armées britanniques délivrent l’Egypte des quatorze divisions de Rommel. Le 8 novembre 1942, les forces alliées débarquent en Afrique du nord sous le commandement américain. Certes, ces opérations n’ont pas l’ampleur de Stalingrad, mais elles signifient que désormais l’ouverture d’un second front est possible. Ce que Staline demande avec insistance à ses alliés: ouverture d’un second front à l’Ouest pour soulager l’Armée rouge qui, de fait, porte l’essentiel du poids de la guerre.
C’est le deuxième tournant de la guerre : à Stalingrad, le mythe de l’invincibilité de l’Allemagne nazie s’effondre.

Opération Bagration

Si le 6 juin est bien connu, une autre date est totalement négligée: celle du 22 juin 1944, le jour où Staline lance une opération de l’Armée rouge de très grande envergure. Or il existe un lien entre le 6 juin en Normandie et le 22 juin en URSS. L’historien Jean-Pierre Azéma explique: « Le D-Day a été rendu possible par ce qui se déroulait sur le front russe. L’Armée rouge empêche ainsi Hitler de ramener ses divisions de Panzer vers l’Ouest. Ne pas prendre en compte les Soviétiques, c’est risquer de ne pas comprendre le débarquement qui est une opération amphibie extrêmement risquée. Le D-Day n’était concevable qu’avec un front russe qui tenait et retenait les forces allemandes.  » (7)
Les Soviétiques qui sortent de la terrible bataille de Stalingrad, ont baptisé cette opération de juin 1944 « Bagration ». Les Allemands eux-mêmes qualifieront ces offensives de cause de la destruction du groupe d’armées du centre du front, qui met l’Allemagne militaire quasiment à genoux. Les 22, 23 et 24 juin 1944, près de deux millions de militaires russes montent à l’assaut des troupes allemandes sur un front de plus de 500 kilomètres avec une force de frappe inouïe: du jamais vu dans l’histoire militaire. En deux mois les Allemands perdent un demi-million d’hommes et sont enfoncés sur près de 600 kilomètres.
Après la victoire de Koursk où s’affrontent un millier de chars, l’Armé soviétique fait reculer la Wehrmacht sur tout le front, dégage Léningrad, libère l’Ukraine et la Crimée, elle s’avance en Europe centrale et en Pologne. Fin 1944, la Finlande, la Roumanie et la Bulgarie, alliées de l’Allemagne font défection et signent un armistice. Au début de 1945, l’Armée rouge libère la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, s’avance en Autriche et pénètre en Allemagne. Les troupes soviétiques de Joukov, Koniev et Rokossorski se rejoignent, prenant la Wehrmacht en étau et font leur jonction avec les troupes occidentales à Torgaü, sur l’Elbe puis se fraient un chemin dans Berlin, réduite à un gigantesque amas de ruines fumantes. L’acte définitif de la capitulation sans condition de l’Allemagne est signé dans la nuit du 8 mai, au quartier général du maréchal Joukov.(8)
l_homme_qui_a_vaincu_hitler.jpgL’apport de l’URSS à la victoire contre le nazisme a été essentiel. « Cela peut ne pas plaire mais c’est ainsi: nous devons en bonne part au maréchal de Staline [Joukov] notre survie et notre liberté. » (9) La statistique générale des morts de la Deuxième guerre mondiale témoigne de la contribution soviétique à l’effort de guerre. Il a coûté aux Soviétiques un prix terrible: 20 millions de morts parmi les civils, 7 millions de soldats, sur un total d’environ 50. Toute la partie occidentale, jusqu’au Caucase est dévastée: il y a 25 millions de sans-abris. L’économie est ruinée. Les Soviétiques retirent un sentiment de fierté d’avoir défendu leur patrie, puis d’avoir été les libérateurs de l’Europe de l’Est et enfin, d’avoir vaincu les troupes du IIIème Reich en s’emparant de Berlin. De sorte que le 9 mai est la seule date qui fédère vraiment l’ensemble des citoyens de l’ex- Union Soviétique, explique Andréï Gratchev, ancien conseiller et porte-parole de Gorbatchev.

Bibliographie
Alexander Werth, La Russie en guerre, Stock, 1964
Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline, Delga, 2014
Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes – Histoire du court XXe siècle, Ed. Complexe, 1994
Claude Quétel, La Seconde Guerre mondiale, Perrin, 2018
Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov, Perrin,2013
John Erickson, La route de Stalingrad & La route de Berlin, 2 t, Weinfelden & Nicolson, 1983
Steven Zaloga, Bagration 1944, Osprey
Notes
*Marc Ferro
1 – Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes
2 – d’ailleurs la Russie est souvent omise lors des invitations aux commémorations du débarquement en Normandie.
3 – Annie Lacroix-Riz: « Cette victoire trouve son origine dans les préparatifs de l’URSS à la guerre allemande jugée inévitable (…) dont l’attaché militaire français à Moscou [le général Palasse] a été le témoin, estimant que l’URSS infligerait une sévère défaite à tout agresseur. »
4 – Goebbels, ministre de la Propagande du Reich
5 – Jacques Pauwels, Comment l’Armée rouge a vaincu l’Allemagne nazie, Global Research
6 – ce qui n’avait pourtant pas empêché la Reichswehr de rester victorieuse à l’Est en 1917-1918
7 – JP Azéma, L’Humanité, 5-6 juin 2004
8 – Joukov, chef d’état-major de l’Armée rouge depuis janvier 1941. Il est partout: siège de Leningrad, bataille de Moscou, Stalingrad, Koursk, Opération Bagration et prend Berlin. L’historien Jean Lopez le considère comme « l’homme qui a vaincu Hitler »
9 – Jean Lopez, L’Opinion, 17 septembre 2013