Le 16 d’abord, puis le 23 septembre, « une pluie de fer, de feu, d’acier, de sang »(1) s’abat sur la ville. Les Américains déversent des tonnes de bombes et laissent derrière eux 1 463 tués, 2 500 blessés ; 2 000 immeubles sont détruits ou à raser. Et tant de vies brisées.
Les escadrilles alliées ont pour objectifs la destruction du port de Nantes, qui abritait des navires d’assistance aux sous-marins et autres navires allemands amarrés sur le quai de la Fosse, ainsi que la destruction de la base de l’aviation militaire allemande de Château-Bougon, à Bouguenais, d’où la Luftwaffe faisait décoller les avions qui allaient bombarder l’Angleterre. A noter que déjà, l’usine d’aviation située à proximité – la SNCASO, aujourd’hui Airbus – avait été aux trois-quarts détruite lors d’un précédent raid le 4 juillet 1943.
Mais, au lieu de voler dans le sens de la Loire, les bombardiers ont traversé la ville perpendiculairement au fleuve et à très haute altitude, lâchant leurs bombes sur le centre-ville et ratant leurs cibles.
Dès 1938, Nantes était dotée d’un système de Défense passive, dont le siège se trouvait dans l’Hôtel Rosmadec, l’un des bâtiments de l’Hôtel de ville.
Le centre-ville n’avait pas été bombardé auparavant. Certes, les alertes avaient été nombreuses, mais les avions survolaient la ville pour aller finalement bombarder Saint-Nazaire. De sorte que les Nantais ne prenaient pas très au sérieux ces alertes et négligeaient de se rendre aux abris. Avant le 16 septembre 1943, Nantes avait déjà connu 320 alertes et 10 bombardements aériens qui avaient causé la mort de 68 victimes. (2) Selon le préfet, ces bombardements anglais étaient compris et acceptés par les Nantais car ils visaient l’aéroport et les usines qui travaillaient pour l’Allemagne. C’est le cas de ceux des 23 mars et 4 juillet qui avaient rassuré les Nantais quant à la volonté des Alliés de ne s’en prendre qu’à des objectifs militaires. Et il y a le souvenir des fusillades de Châteaubriant et du Bêle le 22 octobre 1941 qui ont eu un retentissement non seulement dans tout le pays, mais également au plan international. Roosevelt et Churchill ont condamné l’exécution des 50 Otages et on pense que de ce fait, Nantes est à l’abri d’une attaque massive de l’aviation alliée.
16 septembre 1943
Tout change le 16 septembre 1943. C’est une belle journée ensoleillée, le ciel est bleu, sans un nuage. « On préparait la rentrée des classes. La foire de septembre était installée sur le terre-plein de la Petite Hollande. On avait tellement l’habitude d’entendre les sirènes et les avions survoler pour aller bombarder Saint-Nazaire qu’on n’y prenait plus garde. » témoigne Jeanne Corpard –Fougerat. Peu après 15 h 30, les sirènes donnent l’alerte. Dix minutes plus tard, par vagues successives 160 forteresses volantes B 17 de la 8ème Air Force américaine survolent l’est de la ville, la gare de triage du Grand-Blottereau, le port, les quartiers ouvriers de Chantenay et Roche-Maurice. L’Hôtel Dieu qui accueille 800 malades est touché par 47 bombes, faisant 40 morts et 36 blessés parmi le personnel hospitalier. En un quart d’heure, 1 450 bombes s’abattent sur 600 points de chute dans la ville et son agglomération. Le centre-ville reçoit 130 bombes qui déclenchent de nombreux incendies, notamment rue du Calvaire, place Royale, St Nicolas, le quartier ouvrier du Marchix. La ville est sous le choc.
La place Royale après les bombardements. Seule la fontaine a résisté.
Une rue du centre-ville après les bombardements
Le 23 septembre 1943
Les objectifs des Alliés n’ayant pas été atteints le 16, deux nouveaux raids aériens sont lancés contre la ville le 23 septembre. Six groupes de la 8ème Air Force reçoivent l’ordre de bombarder le port. A 8 h 55, l’alerte est déclenchée. A 9 h 14, les premiers avions survolent la ville. A 9 h 20, les premières bombes sont lâchées sur la zone portuaire. Puis le soir à 18 h 55, les sirènes retentissent de nouveau : une centaine de B 17 reviennent bombarder la ville.
Carte du centre-ville montrant les zones bombardées
Le bilan humain et matériel des bombardements
Le bilan humain est terrible. Au total, 1463 civils sont tués et plus de 2 500 blessés sont recensés. Les listes ont été minutieusement établies par Jean-Pierre Sauvage et Xavier Trochu. Pour la journée du 16 on décompte 977 noms, pour celle du 23, on dénombre 63 victimes en matinée et 197 dans la soirée. Il convient d’ajouter les 27 disparus, les 113 corps non identifiés. 67 soldats allemands ont été tués. Une chapelle ardente est installée au musée des Beaux-Arts. Les dégâts matériels sont énormes : plus de 2 000 maisons et immeubles sont détruits, 6 000 sont inhabitables, il faut les raser. 513 hectares sont totalement ravagés. On dénombre 10 000 personnes sans abri. (3)
Ces bombardements dévastateurs ont bouleversé le visage de la ville et laissé une trace encore visible aujourd’hui dans l’architecture du centre-ville.
A la suite de ces trois bombardements, un exode massif des Nantais commence vers des villes alentour et à la campagne. Sur 200 000 habitants, on considère que plus des deux-tiers, de 70 à 100 000 quittent la ville. Un appel à la population est d’ailleurs lancé par le préfet Bonnefoy. Après la Libération, des milliers d’habitants ont été relogés dans des baraquements en bois ou en tôle. Des cités de relogement pour sinistrés ont été construites en marge du centre-ville : Chêne des Anglais, Hauts-Pavés, Serpette, Contrie, Grand-Clos etc. Certes, l’urgence a primé sur l’esthétisme. Confiée en 1948 à l’architecte Michel Roux-Spitz, la reconstruction de Nantes a duré une quinzaine d’années.
Avis à la population après les bombardements du 23 septembre 1943
La perception des bombardements par les Nantais
Ne comprenant pas l’imprécision de ces bombardements, la population nantaise conçoit une certaine rancœur. Selon le préfet, cette fois une majorité de Nantais condamne ces bombardements. Pour l’occupant et les collaborateurs, les bombardements sont une aubaine. Vichy tente de récupérer cette détresse, mène « une guerre de propagande dans les ruines encore fumantes des bombardements » (4) et les exploite comme la presse collaborationniste laquelle, telle Le Matin, qualifie les pilotes américains de « pirates ». Des inscriptions hostiles aux Américains apparaissent sur les ruines. Des tracts pétainistes sont distribués. Le groupe Collaboration publie des photos des dégâts et invite les Nantais à le rejoindre.
Le journal collaborationniste Le Phare, dont l’immeuble de la place du Commerce n’est plus qu’une carcasse fumante, est imprimé par L’Ouest-Eclair à Rennes. Il publie photos, listes des cérémonies funèbres, comptes-rendus d’obsèques et textes sur la cruauté des bombardements dont il stigmatise les auteurs.(5)
Affiche de propagande vichyste
La mémoire des bombardements
Cette rancœur perdurera et si les Nantais expriment leur soulagement et leur joie à l’entrée des soldats américains à Nantes le 12 août 1944, Nantes ne connaît pas les scènes de liesse qu’ont vécues d’autres villes.
En 2014, l’angle du Cours Olivier-de-Clisson et du boulevard Jean-Philippot est baptisé Esplanade des victimes-des-bombardements-des-16-et-23-septembre-1943. A Saint-Herblain, une rue du 16-septembre (sans précision de l’année) signale que cette ville a également été touchée. Une plaque rappelle le souvenir des sauveteurs de la Défense passive à l’entrée de leur ancien P.C., à la mairie, Hôtel Rosmadec. Et une place, sur l’axe de la rue du Calvaire, a pris le nom de place des Volontaires-de- la-Défense-passive.
Chaque année une cérémonie du souvenir a lieu à l’Hôtel Rosmadec puis au cimetière de La Chauvinière où les victimes ont été inhumées.
Le film d’Agnès Varda Jacquot de Nantes évoque ces bombardements qui avaient marqué le jeune Jacques Demy, alors âgé de douze ans, réfugié ensuite avec sa famille à La Chapelle-Basse-Mer. Dans son superbe récit Régine, Paul-Louis Rossi, évoque « les temps paléolitiques » vécus dans l’habitation au sol de terre battue et « où on faisait la cuisine accroupi », où il avait été évacué. (6)
L’historien Didier Guyva’ch écrit : « Les bombardements des 16 et 23 septembre participent à la construction de l’image de Nantes, « ville résistante et martyre ». (7) Leur mémoire permet d’héroïser les sauveteurs de la Défense passive, de souligner le courage d’édiles municipaux ou d’autorités religieuses par ailleurs soutiens du régime de Vichy. Cette fonction intégratrice, et occultante, de la mémoire trouve cependant sa limite dans la mise en cause récurrente des Américains jugés peu soucieux de la population civile. »(8)
Notes
1- PREVERT Jacques, Paroles
2- source : Archives municipales
3- GUIVAC’H Didier, Dictionnaire de Nantes, Article Bombardements, PUR
& Patrimonia site de la ville de Nantes
4 – COZIC Jean-Charles et GARNIER Daniel , La Presse à Nantes, tome III, L’Atalante
6 – ibid
6 – ROSSI Paul-Louis, Régine, Julliard
Son père, Paolo Rossi, a été arrêté. Il vient d’être jugé et condamné le 13 août 1943 avec les FTP du procès des 16, déporté le 6 septembre en Allemagne où il sera fusillé à Tübingen le 20 novembre suivant.
7- Ouest-France, 15 août 1945
8 – op. cité
Sources
Dictionnaire de Nantes PUR (Patrimonia, https://patrimonia.nantes.fr
Archives municipales de Nantes www.archives.nantes.fr
La Société Académique de Nantes et Loire-Atlantique présente sur son site une galerie de photos de la ville à la suite des bombardements. (hébergée par le site des archives municipales)