La Valse des Juges (extraits)
par Elsa Triolet
I
Ce sont des ruines modèles, bien ramassées dans l’enceinte ronde d’un mur de forteresse avec tours et portes. C’est un modèle de ruines, on dirait une maquette de cinéma tant cela ressemble à la réalité. Une ville comme une cervelle écrabouillée, rose et grise dans le beurre noir, avec des sillons sinueux de rues, où le Moyen Âge se révèle aux façades triangulaires, aux toits tombant à terre, aux grimaces des statues sur le pan encore vertical d’une église… Une ville joliment en miettes, imaginez-vous un service en porcelaine qu’on aurait laissé tomber dans son panier, de très haut, des débris de ville où, çà et là, on voit une maison, surprenante comme une tasse intacte après pareille aventure, ou un morceau de cathédrale, comme le bec d’une haute cafetière cassée.
Des ruines. Des vraies, pas les ravissantes ruines des châteaux, ou les blanches colonnes sans chapiteaux que l’on voit dans un parc, ou même Pompéi, ces ruines qui parlent d’une vie qui n’est plus que lette morte ou romance, joie de l’imagination. Ceci était une ville encore hier, inutile d’imaginer, on peut encore se rappeler. Peut-on trouver belle la colline, avec la Burg en haut, et les ruines descendant la pente, murs troués, éboulis, toits aux tuiles balayées, laissant à nue la légère cassure de bois ? Tragiques coulisses de théâtre, où les maisons n’ont jamais que la façade, menaçant de leurs briques les passants.
Les passants…Ecrasés comme les murs, incomplets comme ces consignes avec leurs lettres qui pendent de travers, -Fri Sal-n- des déchets de familles, de couples, déchets de convictions, d’opinions, d’affirmations, d’amour, de pouvoir, de métiers…Des passants vivant où, comment ? Ils sont là, ils sont dans la grande ville de Nuremberg, qui s’étend autour de la vieille ville, avec gare, poste, tramway, quartiers d’habitation, parcs, ruines définitivement sans beauté, des maisons debout, quelconques, avec, çà et là, les cubes grandioses des édifices nationaux-socialistes, des rues et des chaussées menant par les faubourgs à l’immense stadium où tonnait jadis la voix d’Hitler, aujourd’hui de cendres, les gradins de pierre claire qui sont maintenant aux soldiers et la pelouse qui n’est qu’un terrain vague. Oubli, désolation, immense cimetière.
C’est sur la poussière mouvante de ces ruines symboliques de Nuremberg où naquit jadis le nazisme que s’élève aujourd’hui le TRIBUNAL pour le juger. Le Tribunal militaire international, ses services, ses ramifications, coiffe la ville et les environs. Tout ce qui est encore debout, vivable, sert à ses besoins. Les Américains en charge (puisque c’est zone américaine) déblayent, organisent, y rendent possibles l’existence et le travail de milliers de gens en liaison avec le procès monstre. L’immense palais de justice construit par les nazis, l’immense prison construite par les nazis, étaient tout prêts à recevoir les visiteurs, les bombes ayant épargné ces édifices et leurs serrures. Pour le reste, les Américains, souverainement bien organisés et riches, ont tout prévu comme pour le débarquement : les juges, les dactylos, les machines à écrire, le papier, les crayons, les médicaments, la lecture, les vêtements, la nourriture, les forces de sécurité, la police militaire, les M.P. solides, droits et infranchissables comme les barres de fer d’une prison… Ils ont pris sur place les maisons debout, intactes et à réparer, et des chantiers ont poussé un peu partout ; ils ont pris l’eau et l’ont désinfectée ; ils ont pris des femmes et des hommes pour bâtir, laver, conduire les voitures… Les nations alliées sont arrivées avec leur juge, avec leur accusation, les interprètes, les dactylos ; le monde entier a envoyé des journalistes. La prison a reçu les accusés. La défense des Allemands est apparue, nommée d’office ou choisie par l’accusé. Le procès monstre s’est mis en branle.
(…)
Du Grand Hôtel, face à la gare, cars et voitures s’en vont vers le Tribunal et les diverses habitations dans la ville et en dehors de la ville. On y va à travers les ruines et verdures, sillonnées de Jeeps et ponctuées par les chaudrons ripolinés de blanc des M.P.
Zindorf où habite la délégation française, il y a des villas toutes neuves, un club avec mess, orchestre et jus de fruits, une belle forêt, des chevaux à monter si l’on ne craint pas leurs excentricités, le pas espagnol, leur tendance à se coucher ou à se cabrer suivant la corde sensible qu’on aura touchée en eux sans s’en douter, car ce sont des chevaux de cirque.
Le Press Camp, le camp de la presse, est installé dans le château Faber, des crayons Faber. Une imitation d’ancien, avec un grand escalier en marbre blanc, un véritable trône pour le Faber principal, des fresques sur les murs de la salle à manger représentant la dynastie des Faber qui ne se perd pas dans la nuit des temps… Sur un tableau l’on peut voir un combat de deux chevaliers en armure ayant pour lance des crayons, et c’est celui des chevaliers qui, apparemment, porte les armes des Faber qui pourfend l’autre, dont la lance-crayon, brisée en deux, gît par terre. « C’est ça qui est triste » comme chante Bourvil. Impossible de ne pas penser à Bourvil dans ce château de crayons ! Combien a-t-il fallu de crayons pour donner aux Faber la possibilité de construire ce château parfaitement hideux ?
Dans l’immense et magnifique parc, – les arbres restent des arbres, même chez les Faber – dans le parc, il y a un étang vide d’eau et quelques tombes de chiens à Faber, avec pierres et inscriptions moyenâgeuses et touchantes… Dans les très grandes salles du château, il y a un bar, des jus de fruits, du whisky, une triste tentative de musique et une foule de journalistes civils et militaires.
Il y a la « maison des juges», il y a quelque-part en ville la girls-town, il y a les maisons des autres délégations, il y a les villas de ceux-ci et de ceux-là… Tout ce qui est habitable, je l’ai dit, est occupé par ce qui constitue l’armature et le grouillement du procès monstre, du Président du Tribunal, Lord Justice Lawrence, en passant par l’accusation, les interprètes, les dactylos, les journalistes, jusqu’aux M.P., aux G.I.’s, etc… Et l’on continue à déblayer, à reconstruire, on pose des rails, des grues montent et descendent, ce ne sont pas que des ruines, c’est aussi un chantier. (…) L
Le Grand Hôtel grouille : hall, snack-bar, salles à manger, le bar tout court, le Marble Room où l’on danse tous les soirs. C’est la foire. A la porte, des M.P. vous demandent de montrer patte blanche à l’entrée et à la sortie. E.Triolet évoque ici les démarches auxquelles elle a été contrainte avant son départ : « une fois au ministère de l’Information, trois fois à l’hôtel Majestic, chez les Américains, et encore deux fois chez les Américains, boulevard Haussmann.(…) puis au commissariat (de police) … pour une enquête venant des Américains. » … avant-goût de Nuremberg et de « cette enveloppante atmosphère policière et qui me donnait invinciblement l’impression que je frisais la prison ».
II
Tous les matins, une foule sage et affairée s’en va au Tribunal par autocars et voitures. La journée de travail commence.
Le procès du Mal, l’immensité même de la chose, est peut-être la raison qui fait qu’on ne peut en supporter la conscience interrompue et que, quotidiennement, il se réduit à un boulot, on y va comme à l’école, à la banque, au chantier, dans une administration… L’édifice du tribunal, construit par les nazis et où l’on se perd inévitablement dans les hauts et larges couloirs kilométriques, est occupé par les bureaux des diverses délégations de tous les pays d’Europe, et les Etats-Unis. Il y a,les pièces réservées à la presse, aux photographes, il y a le bar, il y a la cafeteria, où tout le tribunal, tous les services déjeunent, et il y a la vaste salle d’audience, le cœur du Tribunal, du procès.(…)
[Et]voici la salle où cela se passe. Une grande salle, haute comme une église, boisée comme une salle à manger de boiseries marrons, les portes encadrées de marbre vert foncé, couronnées de statues et d’armes. L’éclairage est artificiel, puisque les fenêtres d’une hauteur immense sont fermées par des rideaux de velours vert d’eau, mais on dirait que c’est le ciel, que c’est le jour blanc que l’on voit à travers les fentes multiples du plafond. C’est au-dessous de ces hautes fenêtres qu’est assise la Cour. C’est en face d’elles que sont assis les accusés. A l’un des bouts étroits de la salle, interprètes et box de l’accusé ; à l’autre, s’enfonçant profondément sous la galerie des invités, la presse. Tout au milieu, le pupitre de l’accusateur, face au box de l’accusé. A gauche de l’accusateur, les sièges de la défense allemande ; à droite, les sténos ; derrière, les tables de l’accusation des pays alliés.
Puis E.T. évoque quelques accusés : Göring, Hess, Sauckel « Ils semblent tous très à leur aise, bavardant pendant les suspensions de séance comme dans un foyer de théâtre, mâchant consciencieusement de petits en-cas, c’est tout juste s’ils ne lorgnent pas sur les loges.(…)
« La Cour, Messieurs… » Elle apparaît : des toges, deux uniformes (les Russes). Tout le monde se rassied. Chacun ajuste les écouteurs à sa tête. Les interprètes se penchent sur leur micro. Un avocat allemand s’avance vers le pupitre du milieu. Dans le box des témoins, Baldur von Schirach, le Führer de la Jeunesse hitlérienne, aujourd’hui entendu comme témoin dans le procès de Hoess (à ne pas confondre avec Hess), de Hoess, le bourreau d’Auschwitz. Il prêtera serment, on l’appellera Monsieur le témoin, on recevra comme quelque chose de valable le témoignage d’un homme d’autre part jugé comme criminel ! Ceci est, paraît-il, la procédure anglo-américaine, adoptée par le Tribunal.
L’interrogatoire est réglé comme du papier à musique. Pendant des heures, on écoutera Baldur von Schirach parler de lui-même. Le président Lawrence (…) l’interrompt plusieurs fois, de très mauvaise humeur : la jeunesse du témoin et les influences qu’i a subies n’intéressent pas le Tribunal. N’empêche que Schirach nous parlera de Weimar (…) et donc de Goethe et encore, et encore de Goethe. (…) Schirach semble être l’intellectuel de la bande, il n’est question que de Kultur et de re-Kultur…(…) La jeunesse de son temps se tournait vers l’Amérique, il avait lu le livre de Henry Ford : Le juif international, et il était devenu antisémite. Mais ce n’est pas l’antisémitisme qui l’a amené au national-socialisme, mais le socialisme. « Sans Versailles, dit-il, il n’y aurait pas eu Hitler, c’est le diktat qui a mené à la dictature… » Mais ce n’est pas tout ça : « Avez-vous visité Mauthausen ? » Oui, il a visité Mauthausen. Il y a vu « une station dentaire admirablement bien organisée », « un orchestre symphonique où les internés étaient en train de faire de la musique » Et il a eu « l’occasion d’entendre un ténor… »
Je ne sais pourquoi, mais c’est ce ténor qui me fit voir rouge. (…) Après le ténor, le mot « poète » tomba du box du témoin comme un énorme blasphème… Oui, le poète Hans Carossa a écrit à l’avocat, comme témoin à décharge pour Schirach…
[E.T. reproduit la lettre de Hans Carossa]
Le poète…Le poète Hans Carossa, traduit en français, avant la guerre, par Jacques Decour, fondateur des Lettres françaises clandestines, fusillé par les Allemands en mai 1942, n’a pas été témoin à décharge pour Jacques Decour. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas fréquenté, et que Hans Carossa n’avait rien su de sa culture, cette culture qui sembla tant l‘ étonner chez M. von Schirach, de famille pourtant si noble et si aisée, que de sa part c’est bien plutôt le manque de culture qui aurait pu étonner. Ou est-ce que Hans Carossa n’a pas été témoin à décharge pour Jacques Decour, parce que Jacques Decour a été fusillé sans procès ?
Ou peut-être qu’on parce qu’on l’a fusillé trop tôt, en 1942, et que les bonnes actions de Schirach se placent en 1944 ? Ou peut-être parce que témoigner pour Schirach ne demande aucun courage civique, (…) Jacques Decour a été fusillé, il a accepté d’être ce terreau pour la jeunesse à venir dont il parle dans sa lettre d’adieu ; Hans Carossa, le poète, essaye de sauver la mise à Schirach, l’homme qui, pendant dix ans, a pourri une jeunesse…
Mais la défense continue à interroger M. le témoin von schirach.
Question. – Que signifie pour vous le nom d’Auschwitz ?
Réponse. – C’est là le meurtre le plus monstrueux et le plus massif de l’histoire du monde. Mais il n’a pas été commis par Hoess, celui-ci n’était que le bourreau. Celui qui a commis le crime c’est Hitler. (…)
Maintenant, c’est l’accusation qui interroge, elle parle des livres propagés par Schirach parmi la jeunesse (…) Est-ce donc : « Aujourd’hui nous entend* l’Allemagne et demain le monde entier », ou « Aujourd’hui nous appartient l’Allemagne et demain le monde entier », que les services de propagande de Schirach apprenaient à chanter à la jeunesse hitlérienne ? … Etc…, etc…
C’est le lendemain que j’ai eu la réponse à cette dernière question, bien par hasard. Je l’ai eu au meeting électoral du parti socialiste, sur la place Adolf-Hitler, cette place qui était autrefois le salon de réception de Nuremberg.(…) Toute cette foule est tournée vers l’orateur sur les tréteaux entre les drapeaux rouges.(…) L’orateur dit : « La jeunesse allemande n’est pas responsable » et il me semble que j’entends Schirach, malgré l’absence des M.P. (…)
« Oublions que nous avons chanté : Aujourd’hui l’Allemagne nous appartient, et demain le monde entier ! » (…) Le simple sentiment de justice du public, le mien, se révolte contre l’interminable jugement de ce qui est jugé d’avance par toute l’humanité. On n’a pas besoin de faire la preuve de l’existence d’Auschwitz, de Dachau, etc… Il y a assez de témoins pour confondre une idéologie et un régime. Les lois sont impuissantes dans un cas pareil, le sentiment a mille fois raison sur les lois. Et tant pis si tous les juristes des nations alliées expriment leur contentement au sujet des progrès que ce procès fera faire au droit international ! Les juristes me font penser aux médecins, ravis de trouver un atroce cas de maladie. Ce n’est pas le droit international qui nous intéresse, nous, les citoyens des pays démocratiques, mais la défense de ces démocraties, les mesures prophylactiques contre le microbe nazi. A moins que, d’après les lois, il faille encore apporter la preuve que le nazisme est une idéologie criminelle. Mais si ceci est posé sans discussion préalable, il faudrait lutter contre la propagation de cette idéologie, puisque criminelle. Le procès de Nuremberg aurait pu être l’arme massue contre le nazisme, une aide importante pour la dénazification des esprits. Nous nous sommes enlevés nous-mêmes cette arme, car ce procès est-il utile à la dénazification du monde ? Non, puisqu’il donne à ces hommes rompus à la propagande de disculper leur idéologie ; puisqu’il donne aux nazis l’espoir que tout n’est pas perdu, même si à la fin du procès ces accusés-là sont fusillés ; s’il est possible de traîner en longueur les explications, on aura peut-être le temps de mieux s’organiser, de se cacher et, qui sait, de recommencer… Il se trouvera aussi des âmes charitables pour écouter les explications psychologiques d’un Schirach, et tout comprendre n’est-ce pas tout pardonner ? Si bien que le crime nazi deviendra bientôt un crime occulte et que les juges ne seront plus que d’horribles bourreaux barbares. (…)
En tout cas, j’ai rapporté de Nuremberg la conviction d’avoir plongé un regard dans un abîme sans fond. On n’y fait pas ce qu’il faut ! Pourquoi n’y fait-on pas ce qu’il faut ? Mais je me le suis déjà demandé pendant la guerre d’Espagne, au moment de Munich et des interminables conversations à propos d’un pacte anglo-franco-russe (il vaut mieux se laisser envahir par Hitler que de se laisser défendre par Staline, comme on disait alors…), et au moment de la « pauvre petite Finlande », bastion de l’Allemagne et quand le sanglant maréchal menait la France par le bout du nez… Pourquoi, à Nuremberg, ne fait-on pas ce qu’il faut ? On reconstitue l’Histoire d’hier, c’est bien joli, mais ce faisant, et ne faisant que ça, on écrit aussi l’Histoire d’aujourd’hui.
Mais ce n’était pas du tout mon dessein de faire le procès du procès (…)
Elsa Triolet décrit alors la vie nurembergeoise « après le boulot qu’est la présence au tribunal » On dînera, puis les salles de danse se rempliront… On dansera au club des soldats américains, on dansera au château des Crayons, au Grand Hôtel.
Le « Marble Room » est plein jusqu’aux bords, tous les soirs. (…) on y voit danser les juristes, les dactylos, les interprètes, la presse, l’accusation et, ceci n’est pas une légende, on y voit danser les juges !
(…) Oui, dans ces décombres, on touche parfois le fond de l’abîme. Il s’est trouvé qu’à Nuremberg j’ai vu le spectacle le plus dénué de toute illusion. (…) Je pense au SS que j’ai vu à cette séance à huis clos, dans une petite salle du tribunal. C’était un interrogatoire destiné à alléger le procès monstre. (…) Le SS que voilà est le Sturmführer du détachement costumé en polonais qui, en 1939, a attaqué la station de Gleiwitz sur la frontière germano-polonaise. On le disait bien, à l’époque, que cette attaque était une provocation allemande, mais en avoir ainsi la confirmation par un des provocateurs lui-même, c’est comme la réalisation d’un rêve ! Ce SS est plusieurs fois assassin et, paraît-il, fou. Pourtant, il répond aux questions avec netteté et précision et sa compréhension est exceptionnellement rapide. (…) Nuremberg, le pouls du malade, j’ai le doigt dessus et je n’ai pas besoin d’être médecin pour savoir à quel point le danger est grand…
(…) Et voici le monde, déjà au fond d’un abîme et qui semble faire tout ce qu’il peut pour s’abîmer encore mieux, plus profondément, plus totalement… Je sais avec plus de clarté qu’avant mon voyage à Nuremberg, que nous sommes en pleine guerre. Tâchons donc de reconnaître l’ennemi, aujourd’hui sans uniforme, unissons-nous, oublions encore une fois nos querelles pour défendre une vie qui serait une vie vraiment humaine.
Juin 1946
Esa TRIOLET
*Hört ou gehört ? Hört veut dire entend ; gehört veut dire appartient.