Extrême droite
Comme le précise Pierre-Louis Basse dans son avant-propos, La tentation du pire, c’est ce voyage (en textes et en images) au coeur du fascisme à la française, qui façonne depuis 140 ans le paysage politique et la société dans son ensemble, qu’il nous invite à entreprendre, pour ne pas baisser la garde. « Trop lâches et distraits, nous avons oublié d’être vigilants ». C’est tout le sens de ce livre. Un appel vibrant à la vigilance, avant qu’il ne soit trop tard !
PIERRE-LOUIS BASSE
GRÉGORY MARIN
1935. Défilé du Front national des Jeunesses patriotes de Taittinger devant la statue de Jeanne d’Arc à Paris…
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La boxe, comme l’histoire, nous enseigne de ne pas baisser la garde. Pierre- Louis Basse (1) a retenu la leçon. Dans la Tentation du pire, il cultive la mémoire d’une « France brutale » livrée à l’extrême droite. Face aux bégaiements de l’histoire, un appel à la vigilance.
La Tentation du pire est loin du mode d’emploi antifasciste classique. N’est-ce pas pour autant un livre de combat ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Dès le départ, je ne souhaitais pas faire un énième livre d’histoire sur le sujet. J’avais déjà un peu travaillé de cette manière pour Aux armes citoyens, qui était une histoire de la France à travers ses manifestations. J’ai beaucoup relu, de Jean-Pierre Azéma à Zeev Sternhell, pendant deux ans. Il fallait constituer un fonds… J’y ai mis tout mon coeur, mais même s’il s’agissait d’un travail engagé, je ne voulais pas faire quelque chose de lourd. Le sujet l’est suffisamment. Nous avons emprunté un double chemin, avec Caroline Kalmi. Cette jeune historienne a fait son mémoire de thèse sur Gringoire (journal anticommuniste et antiparlementariste proche de l’Action française). Il y a donc une narration classique, d’un côté, et, de l’autre, mon engagement et mon écriture.
Il y a une grande cohérence entre vous et les contributeurs. Comment l’avez vous travaillée ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Je suis entré en contact avec des gens que je respecte profondément. Chacun y a apporté son regard, sans avoir lu le livre avant. Il y a une cohérence parce qu’on se connaît, chacun connaît le travail des autres. Je voulais qu’il y ait une résonance historique, mais aussi extrêmement contemporaine, avec des supports nouveaux, le cinéma par exemple. Si on devait évoquer la renaissance du nationalisme à travers la décolonisation, je ne pouvais pas mettre de côté le film Dupont Lajoie, mais j’aurais pu mettre le Bal, d’Ettore Scola. L’histoire, ce n’est pas seulement les textes de Barrès ou la France juive de Drumont. Ce sont aussi des images… De la même manière, pourquoi mettre une photo de Pier Paolo Pasolini pour ouvrir la partie sur l’étranger ? Parce que c’est un des premiers, avec les Écrits corsaires, à nous dire : « Attention ! Ce n’est pas le fascisme mais ça peut revenir, différemment… »
Vous vous êtes fait plaisir sur l’écriture et cela se sent. Mais la littérature est-elle compatible avec un sujet aussi lourd ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Je voulais que ce livre soit chevillé au mouvement des idées. Pas seulement Georges Vacher de Lapouge et Édouard Drumont, la Libre Parole et la Ligue des patriotes, mais aussi Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach, Paul Morand, et aujourd’hui Richard Millet. Des hommes que j’ai découverts au cours de mes études et que j’ai aimés, d’un point de vue littéraire.
« Je voulais qu’il y ait dans ce livre une résonance historique, mais aussi extrêmement contemporaine. »
Selon vous, les choses ne sont pas si simples qu’on puisse tout rejeter en bloc, les hommes et leur oeuvre.
PIERRE-LOUIS BASSE. Ce livre devait être suffisamment « élégant » et honnête pour qu’on puisse en discuter. Quand un Gérard Longuet fait l’éloge de Brasillach, duquel parle-t-il ? Je peux moi aussi faire l’éloge des Sept Couleurs ou de Notre avant-guerre. Mais qui parle des lettres où il demande que dans les rafles de juifs on prenne aussi les « petits » ? Même chose pour Drieu La Rochelle. Je l’ai lu jusqu’à vingt-cinq ans, et j’aime encore ses romans. Ça ne m’empêche pas de dire qui est ce type. Je voulais être suffisamment clair de ce point de vue pour tout mettre sur la table.
Vous étiez intellectuellement armé pour accepter l’attirance littéraire et rejeter leurs idées, mais tous les lecteurs ne le sont pas. Ne seront-ils pas mal à l’aise à la lecture de leurs portraits ? Vous cultivez à l’égard de Drieu La Rochelle, par exemple, une certaine idée du romantisme…
PIERRE-LOUIS BASSE. Il y a une très grande perversité dans l’appareil nationaliste, une grande séduction… C’est aussi pour cette raison que la double page sur Drieu est accompagnée de cette belle photo des Damnés, de Visconti. Visuellement, le fascisme s’appuie sur l’esthétisme. Mais j’ai quand même essayé de donner quelques clés. Je suis très clair sur son parcours, en parlant d’un « roman au noir », de son rapport ambigu à l’existence, à l’individualité, aux femmes, à la décadence… Il est l’expression d’une peur de l’époque. Il y a une belle expression de Gide, dans l’Immoraliste, où il compare un personnage à « une coloquinte du désert ». C’est un fruit qui paraît désaltérer, mais c’est le contraire. C’est cela, ces écrivains. Politiquement, ils ont été des lâches ou des criminels. Mais je n’ai pas le même mépris pour Morand que pour Brasillach ou Drieu, parce qu’ils ont affronté la mort.
« Bien des printemps se tiennent encore dans les sillons et dans les arbres ; à nous de savoir les préparer à travers de nouvelles luttes et de nouvelles épreuves. » VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, PHILOSOPHE.
En tournant les pages, on fait sans cesse l’aller-retour entre le passé et le présent. N’est-ce pas un peu « facile » d’établir un parallèle historique ?
PIERRE-LOUIS BASSE. C’est tout à fait volontaire. Les surréalistes parleraient d’une résonance magnétique. J’exprime ce que des historiens ou sociologues de renom ont exprimé bien avant moi, je pense à Gérard Noiriel, par exemple, c’est-à-dire qu’on est dans une mécanique. Celle qui a fait produire à la France les lois raciales les plus drastiques, juste après celles des nazis. La même escroquerie se déroule sous nos yeux : hier, les juifs ; aujourd’hui, les Roms, les musulmans. C’est l’invention de l’ennemi… L’histoire ne se répète pas, elle bégaie. Je ne vois pas de différence fondamentale entre la comparaison de Christiane Taubira à une guenon par une gamine dans une manif anti-mariage gay et les attaques envers les juifs dans les années 1930.
Vous reprenez à la fois le leitmotiv de Zeev Sternhell sur la pérennité des idées nationalistes et la citation de Mendès France : « Quand on les flatte, quand on les favorise, les comportements de haine peuvent resurgir. »
PIERRE-LOUIS BASSE. Oui. Je citerai Aragon : « Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son coeur. (…) Et quand il croit serrer son bonheur, il le broie. » Tout est toujours à défendre, à reconstruire. Tout est fragile, notre démocratie aussi.
On sent une très forte déception vis-à-vis de la gauche, des années Mitterrand en particulier. Vous faites vôtre la citation d’Orwell : « Si tant de gens modestes en viennent ainsi à placer leurs espérances dans un mouvement fondamentalement pervers – et, de surcroît, contraire à leurs intérêts véritables –, la faute en incombe largement aux socialistes eux-mêmes. »
« Hier, les juifs ; aujourd’hui, les Roms, les musulmans. C’est l’invention de l’ennemi… L’histoire ne se répète pas, elle bégaie. »
PIERRE-LOUIS BASSE. Jean-Claude Michéa, que cette droite de combat croit pouvoir récupérer sans qu’il soit dupe, exprime remarquablement cette déception-trahison. Depuis 1981, on en a avalé des couleuvres, notamment dans les années Thatcher, où s’est organisée la vente-destruction de l’appareil industriel… Georges Bernanos dit : « Il n’y a pas de peuple de droite ou de gauche, il y a un peuple… » Et Jamel Debbouze complète par : « Un électeur FN, c’est un communiste qui a été cambriolé trois fois. » Quand la déception est profonde, elle est très dangereuse. Quand je parle de trahison, je pense au tournant de la rigueur, de 1983 à 1986, les années où la gauche oublie ses marqueurs. On a marqué nos différences sur des réformes structurelles, le Smic, ou même, avec Lionel Jospin, sur les 35 heures ou la protection maladie pour les plus pauvres, mais face au mouvement capitaliste international de liquidation du tissu industriel, on n’a pas marqué de points. C’est ce que le journaliste Éric Conan a appelé « la gauche sans le peuple ».
Celle qui gouverne aujourd’hui ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Je n’ai pas le moindre regret d’avoir voté François Hollande, parce que je sais ce qui s’est joué entre 2007 et 2012 de destruction de l’école, de la santé, de confiscation des richesses pour une bande… Mais j’ai une attente. Qui se transformerait en forte déception si elle n’était pas récompensée assez rapidement par un peu de croissance, un peu de lumière… Pour résumer, j’aimerais que Hollande soit un peu plus Salvador Allende. Le peuple le sentirait. S’il est toujours une icône au Chili, c’est sans doute que le peuple a compris qu’il était avec lui, sans être un marxiste tourné vers Moscou ou Cuba.
Vous évoquiez tout à l’heure les forces d’aventure. Le FN est-il de celles-là ? Doit-on se laisser abuser par sa mue médiatique ?
PIERRE-LOUIS BASSE. C’est le bal masqué. À la fin des années 1970, ce mouvement s’est structuré avec beaucoup de conscience et de malice : « Les barres de fer, les crânes rasés au fond de la salle. On va occuper le terrain des idées, infuser la société. »
C’est ce que promulguait François Duprat, et qu’a réalisé le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne)…
PIERRE-LOUIS BASSE. Exactement. L’un des compagnons de route de Patrick Buisson, François d’Orcival, président du comité éditorial de Valeurs actuelles (ancien dirigeant de la Fédération des étudiants nationalistes – NDLR), est aujourd’hui membre de l’Institut. Savoir d’où ils viennent permet aussi d’expliquer où ils vont. Pour le Front national, c’est la même chose. « On n’est plus d’extrême droite », disent-ils. Mais le chercheur Jean-Yves Camus l’a redit très récemment : un parti qui fait l’apologie d’une société organiciste, repliée sur elle-même, qui veut mettre en place la préférence nationale et dont la présidente met sa robe à paillettes pour danser la valse au bal des anciens nazis en Autriche reste un parti d’extrême droite. Ces gens sont des spécialistes de la réécriture de l’histoire.
Pour enrayer ce phénomène d’« oubli », il faut réensemencer la société avec de l’histoire, de la culture ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Nous avons, nous journalistes, une responsabilité considérable. C’est bien joli de regarder passer les trains, mais les trains, pour les faire avancer, il y a des cheminots et des aiguilleurs. Depuis quinze ou vingt ans, cette confiance accordée aux experts, comme un prolongement de l’élite politique sur les plateaux de télévision, dont le peuple se sent exclu, c’est une responsabilité. De même, l’exclusion de la culture du champ des informations, la disparition de la réflexion, du livre, sont une catastrophe. Aujourd’hui, pour m’informer, je préfère regarder un film de Ken Loach, que regarder ces chaînes d’information en continu qui sont toutes les mêmes…
En nous obligeant à vivre uniquement l’instant, cette culture du présent ne nous empêche-t-elle pas de penser le futur ?
PIERRE-LOUIS BASSE. Plutôt que de convoquer des experts qui nous disent « rouge » le lundi et « vert » le mardi, faisons venir des historiens. L’école française, d’Azéma à Michel Winock, en passant par Jean-François Sirinelli, ne manque pas de talents pour expliquer le monde. Faisons-les venir à des heures de grande écoute. Cette culture du présent nous a été imposée par la recherche de l’audience, sans réflexion sur les bénéfices que nous tirerions à penser le temps long.
Ces grandes voix peuvent-elles nous aider à ne pas céder à ce vous appelez une « nouvelle forme d’immense fatigue collective » ?
PIERRE-LOUIS BASSE. C’est une chance que nous devrions développer. Il faut suivre ce qui se fait dans les creux, ailleurs que sur le réseau d’information en continu, à la marge. C’est compliqué de lutter contre cette chape, mais c’est encore possible de choisir ce que l’on va transmettre à nos enfants. Aujourd’hui, se battre sur les contenus, c’est être révolutionnaire. Est-ce qu’on veut épouser ce mouvement permanent, imbécile, cette financiarisation de tout, ou est-ce qu’on veut vivre à hauteur d’homme ?
« La perversité de l’appareil nationaliste »