Témoignage de Jules BUSSON
Arrivés de la prison de Châlons-sur-Marne, le 24 avril 1944, nous quittâmes Compiègne le 11 mai. Depuis la veille, nous étions groupés dans un petit camp et nous fûmes rassemblés sur la grande place pour être comptés et fouillés.
Mon camarade Adrien BERSELLI, après avoir vu sa nationalité française radiée par le tribunal spécial de Rennes, avait retrouvé sa qualité de citoyen italien. De ce fait, les Allemands ne l’avaient pas couché sur la liste des partants. Au petit jour nous l’aperçûmes, furtivement, alors qu’il nous saluait le poing tendu. Nous ne le revîmes jamais ; notre camarade devant disparaître dans la baie de Lübeck aux dernières heures de la guerre.
Nous traversâmes la ville de Compiègne, déserte. Nous sentions, derrière les volets, la présence des habitants angoissés en entendant le passage d’un nouveau convoi de patriotes déportés vers l’Allemagne. J’aperçus le visage d’une femme âgée qui nous regardait tristement. Cela m’émut profondément. Elle me rappelait ma vieille maman.
Le camp de Compiègne
Arrivés sur le pont qui enjambe l’Oise, un groupe de femmes appelèrent, en pleurant, leurs maris ou leurs fils. Elles furent repoussées violemment par les soldats qui nous encadraient, fusils aux poings.
Puis ce fût la gare, avec son long train de wagons de marchandises. Groupés par paquets de cent, nous fûmes entassés dans les wagons. La porte se referma. Seules deux petites lucarnes garnies de barbelés enchevêtrés éclairaient le wagon. Impossible de s’asseoir. Et l’attente commença.
Rapidement la chaleur fut intolérable. L’énervement gagnait les prisonniers. Des discussions, puis des cris, des bousculades eurent lieu. Alors nos responsables, je ne me rappelle plus ceux qui étaient montés dans mon wagon, prirent des initiatives. La moitié des détenus devaient rester debout pendant que l’autre moitié des occupants s’asseyait, les jambes écartées, les uns dans les autres. Tous les quarts d’heure la relève était faite. Cette manœuvre fût suivie sans discussions et soulagea la fatigue de tous.
Le voyage se poursuivait. La chaleur était insoutenable. Les évanouissements se multipliaient. Alors on se passait, à bouts de bras, le camarade pour le faire respirer à la lucarne. Ensuite un tour de rôle fût organisé pour que chacun vienne respirer de temps à autre. Mais un groupe de droits communs s’emparèrent de force d’une lucarne et ce fût impossible, sans risquer de provoquer de sérieuses bagarres qui auraient entraîné l’anéantissement des plus faibles, de les déloger.
Le voyage devait durer quatre jours et trois nuits. Il y avait longtemps que le morceau de pain avait été avalé provoquant, d’ailleurs, une soif plus intense. Certains avaient commencé, malgré les recommandations, à boire leur urine. Cela leur donnait encore plus soif et les rendait pratiquement fous. Des hurlements remplissaient le wagon et il fallut toute l’autorité de nos responsables, toute la discipline des « politiques » pour rétablir un certain ordre.
Pour ma part, assoiffé comme tous, je léchais au petit matin les montures en acier du wagon là où la sueur, s’étant distillée, formait une sorte de rosée. Ma langue était pleine de rouille mais j’avais l’illusion d’avoir avalé un peu d’eau.
Il fût question de tenter l’évasion. C’est l’ordre que nous avions reçu de nos responsables avant de quitter Compiègne. J’avais avec moi mon camarade Louis GRAVOUIL. Avec quelques jeunes, âgés comme nous d’une vingtaine d’années et originaires de Bretagne, nous prîmes contact avec un capitaine F.T.P. Nous lui fîmes part de notre intention de nous évader.
« Attendez, nous dit-il, le travail est commencé. J’ai un homme qui a creusé la porte du wagon. Il reste une mince pellicule de bois. Au moment voulu, à la tombée de la nuit, avant d’être en Allemagne, il va faire sauter cette dernière partie puis il ouvrira la porte qui est fixée par un crochet et attachée avec un fil de fer et nous sauterons. Cela fait la deuxième fois qu’il est dans un wagon partant pour l’Allemagne. La première fois il s’est évadé de cette façon. Faites-nous confiance. »
Alors des voix s’élevèrent : «Vous êtes fous de vouloir vous évader. Les Allemands nous ont dit à Compiègne que toute tentative serait punie par un tir nourri à travers les wagons. Nous ne voulons pas mourir. Au prochain arrêt nous allons prévenir les Allemands. »
Alors le capitaine F.T.P. s’avança vers celui des droits communs qui dirigeait les paniquards. Sortant un long couteau – où l’avait-il caché ? – il le piqua sur la gorge de celui-ci et il lui dit fermement : « Un mot de ta part et avant que les Allemands aient ouvert la porte tu es un homme mort. » Lâchement celui-ci se tût.
Nous nous préparions à cette évasion tant espérée. La peur, je n’ai pas honte de le dire, m’étreignait quelque peu. Je ne pouvais m’empêcher de penser aux petits piquets qui soutiennent les câbles tout le long des voies et je souhaitais ne pas m’empaler dessus. Au dernier moment me disais-je, j’enroulerai mon blouson de cuir autour de ma tête, cela me protègera.
Mais notre fol espoir ne se réalisa pas. Brusquement le train s’arrêta. Puis nous entendîmes des coups de feu, des cris. Notre porte fut ouverte et, tout à coup, j’étouffais, littéralement écrasé contre la paroi du wagon par mes camarades qui reculaient en criant. Puis la pression se relâcha. J’étais dans le brouillard, presque inconscient.
Un violent coup de cravache ou de bâton, je n’eus pas le temps de le voir venir, en pleine figure me réveilla et je me retrouvais cette fois au premier rang, dans la partie opposée du wagon. Les SS nous avaient comptés en tassant les cent hommes dans une moitié de wagon. Les Allemands avaient tué sur le ballast mon camarade BENITE avec quelques autres détenus qui avaient tenté l’évasion. Cela je le sus, une fois arrivé à Buchenwald.
BENITE, un Lorrain, avait quelques jours auparavant fièrement chanté devant l’état-major du camp de Compiègne, lors d’une petite fête que nous avions organisée : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », provoquant ainsi la colère de nos geôliers. À Poissy, il avait commencé à m’apprendre le solfège et la sténo. Bien que communiste, passionné de chorales, il chantait m’avait-il dit dans les églises, lors des cérémonies, pour le plaisir uniquement. Je l’aimais beaucoup mais, sur le moment, je ne l’avais pas compris.
La nuit tomba, alors les Allemands allumèrent des projecteurs et, perchés dans des guérites, ils balayaient le train en permanence. L’évasion s’avéra impossible sans certitude d’échec.
Au petit jour nous étions, je le pense, en Alsace. Tout au moins il y avait des petites montagnes au bas desquelles couraient de petits torrents. De voir cette eau, sans pouvoir l’atteindre, accentuait encore notre terrible soif.
L’air était lourd, vicié par nos respirations. Nous nous étions déshabillés complètement pour avoir moins chaud ; la sueur ruisselait sur nos corps. Avec nous il y avait deux prêtres, ils avaient, par pudeur, gardé quelques vêtements.
Vainement, alors que c’était mon tour d’être près de la lucarne, j’essayais avec ma ceinture d’attraper des branches d’arbre pour les sucer, pour en mâcher les feuilles. Un camarade eut l’idée de mettre un carton à l’extérieur du wagon et il l’attacha de façon à former un écran qui rabattait un air frais dans le wagon. Cela fut légèrement bénéfique.
Des prisonniers devenaient fous par la soif. Certains parlaient, ni plus ni moins, de tuer leurs co-détenus pour boire leur sang. Il fallut les assommer pour les neutraliser et les désarmer.
Puis, en plein midi, le convoi s’arrêta, de longues heures m’a-t-il semblé, dans une gare, entre deux trains à gauche et à droite. Ce fût épouvantable. Pour ma part, je tombais quatre ou cinq fois évanoui. Les camarades me ramenaient à moi par de fortes gifles. J’étouffais, ma gorge était emplie de peaux que j’essayais d’arracher avec les doigts. Mon urine était toute rouge, certains disaient : « On pisse notre graisse ».
Je ne me rappelle plus la dernière partie du voyage, je l’ai vécue inconsciemment. Toutefois, après avoir passé une ville qui devait être Weimar et où, sur le quai, des gens riaient et nous insultaient en nous traitant de bandits, de terroristes, nous attaquâmes la montée vers Buchenwald.
Le train avançait au pas ; j’ai su ensuite que les convois qui nous avaient précédés débarquaient les détenus à Weimar et ceux-ci, épuisés, à demi-morts, devaient faire la route, pieds nus la plupart du temps, sous les coups des « Kapos » et des SS jusqu’au camp. Beaucoup mouraient ou étaient abattus par les gardiens.
L’arrivée à Buchenwald
Cette route qui fut construite par les déportés coûta beaucoup de vies humaines, on l’appelle présentement « La Route du Sang ».
J’étais à demi-inconscient ; j’entendais la prière des morts et je crus que ceux qui la disaient marchaient dehors, le long de la voie. C’était sinistre. Puis je réalisais que quelques détenus avaient entamé cette prière dans le wagon même où tous étaient prostrés à terre, pêle-mêle, les uns sur les autres. Seuls quelques-uns étaient encore debout.
Enfin le convoi s’arrêta dans une courbe au milieu d’une grande clairière. Après un long moment je vis des wagons s’ouvrir et des hommes se jeter dehors, sur le ballast, poursuivis et frappés à coups de crosse par les soldats.
Brusquement, la porte s’ouvrit. Nous étions littéralement aveuglés. Il fallut rapidement réagir et sauter nous aussi de notre wagon. Les traînards étaient sauvagement battus, jetés dehors brutalement, tombant lourdement par terre sur les cailloux, souvent la tête la première.
J’attrapais mon pantalon et mon blouson que j’avais gardés. Nu, je courus vers un groupe qui se formait par cinq et par vingt rangs de cinq. Nous faisions l’apprentissage des « Fünf » (par cinq) et des « Hundert » (par cent). Je m’habillais à la hâte, me protégeant des coups comme je le pouvais.
Au-dessus de nos têtes les arbres me paraissaient immenses. J’avais l’impression de faire partie d’un troupeau que l’on menait à l’abattoir. Je ne savais pas si bien prévoir ce qui allait suivre. Puis, notre pitoyable cortège s’ébranla. J’avais pris Louis par le bras ; il ne réalisait pas où il était, ses yeux étaient dans le vague, il me faisait peur, je le secouais vainement ; il prononçait des mots sans signification.
Une poterne nous apparut. Sur un poteau sculpté, des effigies en bois (un prêtre, un Juif, un terroriste, un bourgeois) – j’eus le détail plus tard – indiquaient la direction du camp, des soldats, celle des casernes SS.
Puis ce fut une allée bordée de baraques peintes en vert avec quelques fleurs devant. Aux fenêtres, des femmes se moquaient de notre déchéance et s’esclaffaient en voyant des hommes nus bousculés par les bourreaux ; les chiens, tenus en laisse par les SS, aboyaient furieusement. Certains détenus furent mordus cruellement.
Photographie de l’arrivée des détenus au camp©AFBDK
Brusquement une porte avec une grosse grille en fer forgé, des SS nous comptaient au passage, il nous fallait marcher au pas ; fièrement nous redressions au moins la tête. Il ne serait pas dit que des Français, des patriotes, s’inclineraient devant l’ennemi. On ignorait vraiment encore tout de la barbarie nazie mais jamais nous n’avons plié.
Une immense place au fond de laquelle des groupes d’hommes maigres en tenue rayée. Où étions-nous ? Nous bifurquâmes sur la droite, des baquets étaient là plein d’eau déjà boueuse ; tout le monde plongeait la tête dedans et buvait, buvait… Certains utilisaient un chapeau, voire une chaussure pour, enfin, se désaltérer. Nous étions littéralement déshydratés.
Après avoir bu longuement je pensais à Louis qui, à côté de moi, restait impassible, dans le vague. Je lui disais : « Mais bois donc, Louis ». Je pris un chapeau qui traînait et, après l’avoir rempli d’eau, le lui ai mis sur la tête à plusieurs reprises ; il réagit enfin…
Nous avons été dirigés vers un bâtiment, une salle de douches. Épuisés, nous nous couchâmes à même le ciment ; nous continuions à boire, quelques camarades nous conseillèrent d’arrêter si nous ne voulions pas être malades.
Par petits groupes, les arrivants se dirigeaient vers une autre salle. Nous y sommes allés, nous aussi, vers l’inconnu… Nous fûmes d’abord interrogés par des détenus habillés en tenue rayée : « Nom ? prénom ? adresse ? profession ? puis le motif de notre arrestation ? »
Je répondis que j’avais été arrêté pour avoir distribué des tracts communistes contre les occupants. Et là, stupeur ! « Très bien » me répondit le préposé aux écritures.
Je n’en revenais pas ; arriver dans un camp de concentration après de si longs mois de prison en France et s’entendre dire que c’était très bien d’avoir appelé à la lutte contre les nazis ; je ne savais plus si je rêvais ou non. J’appris par la suite que les « Rouges » avaient chassé les « Verts » de l’administration interne du camp. Nul doute que je venais d’être interrogé par un combattant antifasciste.
Il fallut nous déshabiller complètement ; on passa dans une salle et là, à nouveau, stupeur ! Des rayés, munis de tondeuses électriques, rasaient de la tête aux pieds les camarades qui nous avaient précédés. Nous passâmes à ce genre d’exercice et nus comme des vers, c’est vraiment le cas de le dire, nous dûmes plonger, l’un après l’autre, dans un bac en ciment rempli d’un liquide qui piquait les yeux. Mieux valait enfoncer soi-même sa tête dans l’eau semi-boueuse…
Enfin nous nous trouvâmes sous la douche ce qui me délassa quelque peu. Après être passés dans un couloir chauffé faisant office de séchoir, des vêtements rayés nous furent octroyés. Les magasiniers ne regardaient pas à la taille. Une veste, un pantalon, un béret, une chemise, une paire de claquettes en bois, deux numéros à coudre (avec quoi !) sur le pantalon et sur la veste, avec deux lettres F sur un triangle rouge, nous étions drôlement affublés.
Pour certains, les jambes du pantalon arrivaient à mi-mollet, d’autres marchaient dessus ; quelques échanges eurent lieu mais, bousculés par les « Kapos » qui nous avaient pris en charge, cela n’était pas facile.
Au petit jour du 15 mai, nous descendions la montagne, trébuchant à chaque pas sur les cailloux, perdant nos claquettes de bois dans la boue. Des détenus, maigres à faire peur, allaient dans le sens contraire, vers la place d’appel que nous avions vue à notre arrivée. Ils parlaient dans toutes les langues.
Nous entendîmes parler français.
« Où sommes-nous ? »
« À Buchenwald ! »
Texte publié en janvier-février 1979 dans Le Serment N° 126, journal de l’association française Buchenwald – Dora et Kommandos