Le 1er mai, à 3 heures dans la nuit, le drapeau est déployé sur la statue équestre du Kaiser Guillaume II, officiellement par le lieutenant Sorokine et son escouade. L’obscurité ne permet pas de photographier l’événement. Le drapeau est donc déplacé le lendemain sur le dôme de l’édifice par trois soldats: le Géorgien (comme Staline) Meliton Kantaria et les Russes Mikhaïl Egorov et Alekseï Bérest.
(© Yevgeny Khaldei/Corbis)
Cependant la photo représente les soldats Alekseï Kovalev, Abdoulkhakim Ismaïlov et Léonid Govitchev.
Son auteur est Evgueni Khaldei. Jeune photographe de guerre de 28 ans, il travaille pour l’agence de presse russe Tass.
Il reconnaît avoir beaucoup tâtonné avant de réaliser LA photo qui fera ensuite le tour du monde et restera dans l’histoire comme symbole de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie.
« La » photo ? En fait, Khaldéi a réalisé avec son Leica 35mmm, 36 clichés, une pellicule entière en cherchant le meilleur angle pour que la photographie montre quelque chose de Berlin.
Il existe donc 36 clichés pris sous des angles différents et montrant des soldats dfférents(1). Ainsi, une photo d’Evgueni Khaldei est publiée pour la première fois le 13 mai 1945, dans le magazine soviétique « Ogoniok » (La Petite Flamme).
Il a été reproché à Evgueni Khaldei d’avoir réalisé une image de propagande pour exprimer la fierté nationale et témoigner aux yeux du monde de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie.
Et, au-delà du symbole, le processus de fabrication du cliché est également critiqué. La photo aurait en effet été préparée en amont, mise en scène, retouchée. Peut-on reprocher à Evguéni Khaldéi d’être un photographe professionnel, tout en étant soldat?
Lorsqu’il entre à Berlin en mai 1945, conscient de l’imminence de la fin de la Bataille de Berlin, il a un objectif : transposer la photo prise par l’Américain Joe Rosenthal à Iwo Jima, représentant six GI plantant le drapeau américain sur le mont Suribachi de l’île d’Iwo Jima, tout juste arrachée aux Japonais, le 23 février 1945, photo qui symbolise la victoire des Etats-Unis sur le Japon.(2) (Joe Rosenthal/AP/SIPA)
Evgueni Khaldei a vu « Raising the flag on Iwo Jima » dans les journaux. Il espère pouvoir réaliser la réplique soviétique.
En raison du manque de drapeaux, les soldats étant plus attentifs à se munir d’autres types de munitions, « Il a même demandé, quelques jours plus tôt, à Lioubinsky, l’économe de l’agence Tass, de lui offrir quelques-unes des belles nappes rouges qu’il utilise lors des réunions du Parti. Chargé de son butin, Khaldei est rentré chez lui. Puis, à l’aide de son ami le tailleur Israël Kichitser, il a fabriqué dans la nuit trois drapeaux soviétiques, la confection des emblèmes du marteau et de la faucille ayant été les tâches les plus délicates » affirment Pierre Bellemare et Jérôme Equer (3)
Le photographe recherche des lieux emblématiques. D’abord l’aéroport de Tempelhof où se dresse un aigle gigantesque, symbole du Reich hitlérien. Puis il va à la porte de Brandebourg, où trône la déesse de la Victoire et fait un essai dans l’axe de la célèbre avenue Unter den Linden. Mais faute de recul, il lui est impossible de montrer Berlin en arrière plan. Or, il y tient.
Le toit du Reichstag est le lieu idéal. Il constitue une revanche vis à vis du régime hitlérien qui, en 1933, avait humilié les communistes en leur imputant l’incendie du parlement. D’ailleurs, « Tout le monde voulait aller au Reichstag », dit-il(4). Et surtout, c’est précisément là que le drapeau soviétique y a déjà été planté la veille, le 30 avril, à 22h40, alors que Berlin était encore en proie aux combats. « Devant le Reichstag, j’en ai sorti un et les soldats se sont écriés : ‘Donnez-nous ce drapeau, on va le planter sur le toit' », racontera le photographe à « Libération », 50 ans plus tard. « J’ai demandé à un jeune soldat de le tenir le plus haut possible. Il avait 20 ans, il s’appelait Alexis Kovalev. Je cherchais le bon angle, je lui ai demandé de grimper encore plus haut. Il a répondu « D’accord, mais que quelqu’un me tienne les pieds ». Ce qui a été fait. La photo est partie, elle a plu »
La photo a-t-elle été retouchée? A « Libération », le photographe confirme : « J’ai reçu un coup de téléphone du rédacteur en chef de l’agence Tass : « Ça ne va pas. Le soldat d’en bas, qui tient les pieds de l’autre, a deux montres, une à chaque poignet ! Il faut arranger ça ! » (AFP PHOTO / TASS / YEVGENIY KHALDEI)
Pour que la photo puisse être publiée, Evgueni Khaldei « gratte délicatement un contretype du négatif avec la pointe d’une aiguille et fait disparaître du poignet droit la montre surnuméraire ».
Qui est Evgueni Khaldeï ?
Il est né de parents juifs dans le sud de l’Ukraine en 1917, l’année de la révolution russe. Il est touché dès son plus jeune âge par l’antisémitisme : au cours d’un pogrom, alors qu’il est à peine âgé d’un an, une balle lui transperce un poumon et tue sa mère qui le portait dans ses bras… Adolescent, il lit avec passion les grands reportages publiés dans le magazine russe Ogoniok, qui, des années plus tard, publiera en Une sa photo iconique (voir ci-dessus).
« Dès 13 ans, j’étais passionné de photographie. Je me suis bricolé mon premier appareil photo avec du carton et les verres de lunettes de ma grand-mère », racontera-t-il, en 1995, à « Libération ». A 19 ans, il est engagé à Moscou par l’agence Tass, où il est formé. Puis, il effectue son service militaire en 1937, avant d’être remobilisé lorsque la guerre éclate, en 1941, avec le grade de lieutenant. Il est d’abord envoyé à Mourmansk en qualité de correspondant spécial de l’agence Tass.
« J’étais soldat, enrôlé dans l’armée comme combattant. Mais, comme j’étais correspondant spécial de l’agence Tass, les autres soldats, mes camarades, me disaient souvent : vas-y, prends des photos, nous nous occupons du reste… » A nouveau victime de l’antisémitisme, nazi cette fois, il perd son père et ses sœurs, fusillés par les Allemands et jetés dans un puits. Il sera le témoin effaré des massacres de juifs en Ukraine, dès le début du conflit.
A la fin de la guerre, il couvre le procès de Nuremberg (5). En 1948, il est renvoyé de La Pravda: « J’étais juif, j’avais voyagé à travers l’Europe, approché Tito et j’aimais les photographes américains. Autant dire que j’étais ‘cosmopolite’. » Ce qui était mal vu.
Onze ans plus tard, en 1959, il est de réengagé par la Pravda. Mais il est de nouveau renvoyé en 1970. Il survit alors tant bien que mal, grâce à l’aide de ses proches. Il devra attendre la chute de l’URSS pour enfin recevoir une reconnaissance internationale. (LASKI/SIPA)
Il est ainsi l’invité d’honneur, en 1995, de Visa pour l’image, le festival international du photojournalisme de Perpignan, où sera exposé une sélection de ses travaux. Le directeur du festival, Jean-François Leroy, réussit même le tour de force de réunir le photographe ukrainien et… Joe Rosenthal, l’auteur du « Drapeau flottant sur Iwo Jima ». En 2005 une rétrospective lui est consacrée par le Musée du judaïsme à Paris.
Evgueni Khaldeï meurt deux ans plus tard, en 1997, à l’âge de 80 ans. Sa photo lui survit puisqu’elle est publiée dans tous les manuels scolaires et sera de nouveau publiée en Une d’un journal, « L’Humanité », le 8 mai 2015. Une version colorisée et avec… une seule montre !
Source
Mark Grosset, Khaldéi. Un photoreporter en Union soviétique, ed. Chêne, 2004
Victor Barbat, Bannières et drapeaux… L’exemple du Reichstag, revue 1895 n°74, 2014
Notes
1 – Ainsi un Espagnol, Francisco Ripoll a révélé au journal Mundo Obrero s’être reconnu sur l’un des clichés.
2 – La photographie a également soulevé des suspicions, balayées par l’attribution du prix Pulitzer 1945.
3 – Histoire secrète des 44 photos qui ont bouleversé le monde.
4 – Libération. 9 septembre 1995.
5 – Il est l’auteur de la photo de sa collègue photo-reporter Marie-Claude Vaillant-Couturier, témoin au procès.