1940, l’année terrible

Depuis l’arrivée d’Hitler à la chancellerie le 30 janvier 1933, la préparation à la guerre est au centre de la politique nazie. Le thème de « l’Allemagne, rempart contre le communisme » rencontre un écho certains au sein des milieux politiques, économiques et financiers occidentaux.
Deux lignes se sont opposées : celle de la sécurité collective, fondée sur la coopération de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Union soviétique et celle de « l’apaisement », de concessions visant à négocier avec l’Allemagne nazie un partage des sphères d’influence et à détourner son agressivité vers l’est. C’est la passivité devant l’invasion de la Chine par le Japon, l’abandon de l’Ethiopie, l’annexion de la Sarre, l’abandon de l’Espagne républicaine, l’absence de riposte à l’annexion de l’Autriche, l’accord de Munich scellé aux dépens de la Tchécoslovaquie. Dès septembre 1938, le gouvernement britannique signe avec Hitler un accord de non-agression, imité par le gouvernement français en décembre. Les négociations pour la conclusion d’un pacte tripartite d’assistance mutuelle Grande-Bretagne, France, URSS sont menées mollement. La politique dite « d’apaisement » a fait d’Hitler le maître du jeu en Europe et lui permet d’enfoncer habilement un coin dans la faille existant depuis Munich entre les démocraties occidentales et l’URSS et c’est le 23 août 1939, la signature du pacte de non-agression germano-soviétique.
Sous le prétexte que le PCF se refuse à condamner le pacte de non-agression germano-soviétique, le journal L’Humanité est interdit le 25 août 1939. Son numéro daté du 26, saisi, titrait : « Union de la nation française contre l’agresseur hitlérien. »

La « drôle de guerre »

Le second conflit mondial commence par une « drôle de guerre ». La dislocation du Front populaire et la conjoncture au début de la guerre provoquent interrogations et scepticisme. Les gouvernements britannique puis français notifient l’état de guerre avec l’Allemagne à dater du 3 septembre à 17 heures. Mais c’est la guerre immobile. Au nom de l’effort de guerre, le gouvernement revient sur des conquis du Front populaire, le 25 septembre à l’instigation de Belin, son n°2 – qui deviendra ministre de Pétain -, la CGT entérine l’exclusion des communistes. Le lendemain, le gouvernement interdit le Parti communiste. Pourtant le 2 septembre, les crédits exceptionnels demandés par Daladier pour la Défense, ont été votés par les députés communistes.
Sur le front, R.A.S., l’armée se bat contre le « général Ennui », les soldats « tuent le temps » : belote et rebelote. A l’arrière, les conditions de vie se dégradent. La répression s’abat : le 15 mars 1940, le ministre de l’Intérieur Sarraut annonce fièrement son butin : 2 778 élus déchus de leur mandat, 11 000 perquisitions, 3 400 militants arrêtés, 1 500 condamnés. A quoi il faut ajouter les militants internés par simple mesure administrative des préfets. Pourchassés et diffamés, les communistes tentent de se réorganiser dans la clandestinité. La tâche est ardue. Les contacts rompus par la mobilisation sont difficiles à rétablir, les militants sont dispersés, il faut trouver des planques, restructurer l’organisation. Et le désarroi est réel : incompréhension du pacte germano-soviétique, formidable pression psychologique, poids de la répression etc.

La « débâcle »

10 mai 1940 : déclenchement de l’offensive allemande. 10 juin 1940 : l’Italie entre en guerre. 22 juin 1940 : signature de l’armistice à Rethondes. C’est la guerre éclair, la Blitzkrieg théorisée par les stratèges allemands. Sous un déluge de fer et de feu, la machine de guerre hitlérienne avance. Sur les routes, dans un chaos épouvantable, civils et militaires confondus, près de quatre millions de personnes sont en détresse. Des combats de retardement, des actes d’héroïsme ne parviennent pas à endiguer le raz-de-marée. Certains dirigeants s’adressent aux pays neutres, on songe même à appeler l’URSS à l’aide (1), on tente de jouer la carte américaine. Trop tard puisqu’ on annonce déjà la demande d’armistice. Le président du Conseil Paul Reynaud démissionne le 16 juin au soir. Pétain le remplace et demande aux Français le 17 juin de « cesser le combat ».L’armistice est signé le 22 juin à Rethondes. Il ne s’agit pas d’un simple arrêt des hostilités, mais également de l’occupation des trois cinquièmes de la France, de la détention en Allemagne des prisonniers de guerre, de la livraison d’armes et d’installations militaires, du désarmement de la flotte, du concours de l’administration française. Le gouvernement Pétain émigre à Vichy. Le 10 juillet 1940, dans le casino de Vichy, l’Assemblée nationale, qui rassemble députés et sénateurs) confère tous les pouvoirs à Pétain. 649 votants, 20 abstentions, pour 569, contre : 80 (surtout d’anciens élus du Front populaire dont Blum).Les quatre élus socialistes de Loire-Inférieure, le député-maire de Nantes, Auguste Pageot, le député-maire de Saint-Nazaire, François Blancho, ainsi que Maurice Thiéfaine et Eugène Leroux ont voté pour. « Tous les partis ont leurs renégats et leurs traîtres » commente amèrement V. Auriol (2)
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L’été 1940

La chute de la France constitue une étape cruciale dans la construction de l’Europe hitlérienne. Un grand pays a été anéanti en quelques semaines. Le pillage de la France va permettre de relever le niveau de vie des Allemands. Il s’agit d’« utiliser au maximum les ressources du pays pour les besoins de la Wehrmacht et de l’économie de guerre allemande ». (3) Tous les pays, jusqu’aux frontières soviétiques, sont des Etats alliés ou soumis. L’Allemagne nazie peut préparer la dernière étape de sa guerre : l’attaque de l’URSS et le plan Barbarossa est mis au point en décembre 1940.
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Eté 1940 : tous les cadres habituels volent en éclats. La France est débitée en six morceaux (4): la partie la plus riche est sous occupation allemande. La République est morte. Les partis politiques se sont volatilisés. La presse qui tire à 11 millions d’exemplaires change de contenu. L’économie est en berne. Le cadre familial est ébranlé, fragilisé sur les routes de l’exode, des millions de réfugiés, logés chez l’habitant ou dans des camps ont abandonné leurs foyers. Des enfants sont perdus en route. On est sans nouvelles des prisonniers de guerre. La France vit à l’heure allemande. Le ravitaillement est difficile, les prix flambent, le marché noir s’installe. Des bâtiments sont réquisitionnés par l’occupant, des restaurants, des cinémas leur sont réservés, les panneaux de signalisation s’écrivent en caractères gothiques, les Français apprennent vite le mot-clé : « verboten », interdit. Les Allemands entrent à Nantes le 19 juin puis se dirigent vers Saint-Nazaire.
Pour autant, l’occupant affecte de se tenir à l’écart des affaires du pays. C’est le rôle de Vichy, dont le gouvernement est légal, et a autorité sur l’ensemble du territoire, zone occupée comprise. Vichy s’empresse de construire « l’ordre nouveau » avec « l’homme providentiel » Pétain. L’équipe qui l’entoure consacre le triomphe des droites rassemblées : droite classique, droite « cléricale », fascistes, quelques hommes de gauche et des syndicalistes anticommunistes. A cela s’ajoutent deux nouveautés : la présence envahissante des militaires vaincus de Weygand à Darlan et celle, non moins envahissante, des technocrates qui ont fait carrière dans la haute administration et la gestion des grandes affaires.
Pétain bouclier ? Beaucoup de Français le croient capable d’amorcer le processus de paix, faire revenir les prisonniers, permettre de retrouver une vie plus normale.

La révolution nationale.

Dès le 8 juillet, avant même le vote des pleins pouvoirs, l’objectif est clairement défini : refonte complète du régime, liquidation des acquis démocratiques – en particulier ceux du Front populaire et insertion dans l’Europe dominée par l’Allemagne hitlérienne. Les illusions et le désarroi dans la population, l’impossibilité légale d’expression de la moindre contestation rendent l’opération facile.
« Nous, Maréchal de France, Chef de l’Etat français… » Cette formule régalienne consacre la dictature personnelle de Pétain, consacrée par les trois Actes constitutionnels du 11 juillet 1940, qui lui donnent des pouvoirs illimités. Seule la déclaration de guerre suppose l’accord des assemblées législatives, lesquelles sont ajournées jusqu’à nouvel ordre et ne seront jamais convoquées. La République est abolie et avec elle le suffrage universel. Le préfet devient le personnage central dans le département, consacré par la loi du 23 décembre 1940 comme seul représentant de l’Etat. La docilité à l’égard du nouveau régime est de mise : de juillet à décembre 1940, 85 préfets sur 93 sont remplacés (démission, retraite ou pour 40 d’entre eux exclusion). Les conseils d’arrondissements et conseils généraux sont supprimés en octobre 1940. Les maires et conseils municipaux sont remplacés par une délégation spéciale (il s’agit à Nantes d’E. Prieur, puis G. Rondeau et H. Orrion). Ainsi s’établit une pyramide de relations d’obéissance. Le 19 avril 1941, sont créés les préfets régionaux, sorte de gouverneurs provinciaux.
Un nouvel ordre économique et social ? Le 16 août 1940 sont institués les Comités d’organisation qui réorganisent l’économie dans une optique corporatiste. Créés par branche d’activité, ils ont des pouvoirs considérables. Souvent les dirigeants des grands groupes capitalistes président ces Comités. La politique sociale suit la même logique. Le droit de grève est supprimé. Le 9 novembre, un décret dissout la CGT et la CFTC à l’échelon confédéral. Seuls subsistent les syndicats locaux, les unions locales et départementales à condition que la référence à la lutte des classes ait disparu de leurs statuts. Le syndicat patronal CGPF est également interdit, mais le grand patronat s’est investi dans les Comités d’organisation. En octobre, Belin, l’ex-numéro deux de la CGT, converti en Ministre du Travail ébauche une nouvelle organisation des salariés, mais la Charte du travail ne verra le jour qu’un an plus tard, en octobre 1941.Celle-ci réalise l’intégration du syndicalisme à l’Etat, en excluant toute activité revendicative. Les comités sociaux, d’établissement, locaux, régionaux, nationaux structurent la collaboration de classe. A côté, les bonnes œuvres fleurissent.
L’Etat français se veut aussi national. L’épuration politique, sous la houlette du ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton, frappe les opposants. L’arrestation ou la mise en résidence surveillée sur ordre du préfet est instituée le 3 septembre 1940. La répression frappe d’abord les militants et élus communistes (5). L’épuration administrative suit : fin 1940, 2 282 révocations de fonctionnaires ont paru au Journal officiel. Les auteurs de propos « défaitistes » ou les auditeurs de la BBC en langue française sont punissables. Mais l’anti-France, ce sont aussi les « indésirables » en tout genre : immigrés, naturalisés de fraîche date, juifs, tsiganes. L’exclusion de la Fonction publique et des professions libérales est décidée le 17 juillet 1940. Cette mesure frappe, par exemple, le docteur Maurice Ténine, Français par naturalisation de son père, interné à Châteaubriant et fusillé le 22 octobre 1941.(6) Le 3 octobre, un statut des juifs est promulgué.
L’Etat français a besoin de relais. Il les cherche d’abord vers ceux qui peuvent être les plus perméables aux slogans d’autorité, d’ordre : les anciens combattants, la paysannerie. La Légion française des combattants, « les yeux et les bras du Maréchal », est créée le 29 août 1940. Ils se feront les auxiliaires des autorités pour traquer et dénoncer les francs-maçons, les communistes, les juifs et les gaullistes (7).
L’attachement à la terre est l’un des tout premiers thèmes de la rhétorique pétainiste : « La terre, elle, ne ment pas. » Une organisation corporative de l’agriculture est promulguée le 2 décembre 1940, instituant « ce qu’on attendait depuis un demi-siècle dans le grand capital agrarien, un mécanisme officiel permettant aux producteurs de faire la loi sur un marché organisé », (8) plaçant la masse de la paysannerie sous la coupe des agrariens et des hobereaux.
Le remodelage de la France suppose la prise en main de l’éducation de la jeunesse. Dès août 1940, des écoles de cadres sont mises en route. Il s’agit d’abord de rassembler les dizaines de milliers de jeunes recrues dispersées par la débâcle. Ces groupements deviendront les Chantiers de jeunesse à partir du 10 juillet 1941. Ils reçoivent pour huit mois les jeunes de 20 ans. Mais prendre en main les jeunes à vingt ans ne suffit pas. Il faut les façonner dès leur passage à l’école. Une quantité impressionnante de mesures sont prises pour réformer les contenus. A cette vague obscurantiste s’ajoute une épuration dans le milieu enseignant. Enfin, une nouvelle organisation est créée pour accueillir les « inorganisés » : les Compagnons de France.
La mise en condition s’accompagne, au niveau des signes, de l’abandon de la devise républicaine, la relégation de Marianne, l’adoption de la francisque. L’Etat français contrôle tous les moyens d’information : agence de presse, journaux, à l’exemple à Nantes du Phare de la Loire (9), Radio-Vichy. La censure règne. Ainsi se met en place une énorme machine à décerveler.

La collaboration

Dans son discours du 11 juillet 1940, Pétain développe le thème de la collaboration de la France « avec tous ses voisins ». Hitler avait fait le choix, avant l’armistice de maintenir un gouvernement français légal. Le gouvernement de Vichy n’existe et ne légifère qu’autant que les nazis y trouvent leur compte. La collaboration est d’abord économique. Elle est utile pour mieux piller les ressources françaises et il existe plusieurs canaux pour cela : la prise de guerre, la réquisition, les transactions commerciales, les bureaux d’achat. A l’autre bout de la chaîne, les profiteurs français. L’ambassadeur américain W. Bullitt, câble à Roosevelt, le 1er juillet, que l’espoir du gouvernement Pétain « est que la France soit une province favorite de l’Allemagne ». (10)
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La collaboration est aussi politique. Elle est lancée le 24 octobre, quand Pétain et Laval rencontrent Hitler et Ribbentrop à Montoire (ci-dessus) où Hitler ne concède rien, mais la célèbre poignée de main est utilisée par la propagande nazie pour montrer que la France change de camp. Et Pétain de confirmer le 30 octobre : « …j’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration. » L’Eglise catholique constitue tout de suite l’un des piliers du régime. L’Assemblée des archevêques et cardinaux rappelle le 24 juillet 1941 « son loyalisme sincère et complet envers le pouvoir établi ».
La France est-elle pétainiste ? Pour les Français, ce qui a changé, c’est l’apparition de difficultés matérielles sans précédent. Deux cent soixante-dix mille immeubles sont sinistrés, le réseau ferré, celui des PTT ont souffert. Tout un peuple est plongé dans la pénurie. Des produits de première nécessité disparaissent. En juillet des cartes de rationnement sont instaurées. Il n’est aucune catégorie sociale appartenant aux couches travailleuses qui n’ait pas des doléances à formuler. Ainsi dès la fin de l’année 1940, le consensus apparaît fragile ; dans l’hiver 1940-1941, si des illusions persistent, des lézardes apparaissent et le Maréchal s’inquiétera quelques mois plus tard du « vent mauvais » qui commence à se lever.
Sources
Roger Bourderon & Germaine Willard, 1940. De la défaite à la Résistance, Messidor, 1990
Marc Ferro, Pétain, Fayard, 2014
Alain Guérin, La Résistance, Livre Club Diderot, 1973, réédité Omnibus
Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXeme siècle, Editions complexe, 1994
Annie Lacroix-Riz, De Munich à Vichy, A. Coli, 2008
Le choix de la défaite, A. Colin, 2009
Les élites françaises 1940-1944, A. Colin, 2016
Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940 -1944, Le Seuil, 1973

Notes
1 – Pierre Cot, Les Lettres Françaises, 15-21 décembre 1966
2 – Vincent Auriol, Hier et demain, Charlot, 1945
3 – E. Jäckel, La France dans l’Europe d’Hitler, Fayard, 1968
4 – zone nord, zone sud, zone d’occupation italienne, dans le Nord et le Pas-de-Calais, zone rattachée au commandement de Bruxelles, zone réservée à l’Est, et Alsace-Lorraine annexée au Reich.
5 – Henri Michel, Vichy, année 1940, R.Laffont, 1966
6 – Ledigarcher & Richardeau , Immortels ! BD publiée par le Comité du Souvenir 44
7 – Henri Amouroux, Quarante millions de pétainistes, juin 1940-Juin 1941, R. Laffont, 1977
8 – R.O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Le Seuil, 1973
9 – J.C. Cozic et D. Garnier, La Presse à Nantes, L’Atalante, 2008
10 – H. Michel, Vichy, année 1940, op.cit.