Allocution d’Alain Bergerat au nom du Comité du Souvenir
En acceptant la tâche d’assurer le discours de cette cérémonie en hommage aux cinq résistants espagnols fusillés le 13 février 1943 et inhumés au cimetière de La Chapelle-Basse-Mer, j’ai ressenti à la fois fierté et émotion.
L’évocation de cette histoire remue chez moi des souvenirs propres à ma génération qui a l’Espagne au cœur . Nous avons forgé notre conscience politique dans notre opposition à un franquisme qui semblait alors bien anachronique dans une Europe qu’on aurait pu espérer réconciliée par le triomphe de la démocratie sur le fascisme en 1945.
Mais elle remue aussi des souvenirs plus personnels, familiaux, puisque j’ai eu la chance de rencontrer et d’épouser une Française née Espagnole, naturalisée à l’âge de deux ans, en même temps d’ailleurs que ses parents qui n’auraient pu de toute façon retourner dans une péninsule où mon beau-père, émigré à Bordeaux avec sa famille au début du siècle, était retourné pour combattre dans les rangs des brigades internationales.
Malgré cela, ce n’est que très tardivement que j’ai appris l’histoire de ces républicains chassés de leur pays en 1939. Comme beaucoup de jeunes Français, j’ai dû camper à proximité des plages d’Argelès ou de Saint-Cyprien en ignorant tout du sort des rescapés de la Retirada.
Mes études d’histoire ne m’ont pas fait savoir que ce sont des Espagnols qui conduisaient le premier char de la division Leclerc entré dans Paris libéré le 24 août 1944.
Et c’est bien après mon arrivée à Nantes, en 1970, que j’ai commencé à entendre parler du procès des 42 et plus encore de la présence de cinq résistants espagnols parmi les 37 fusillés, les 37 victimes de la barbarie de l’occupant nazi et de ses complices français.
Aujourd’hui encore l’histoire de ces héros n’a pas l’écho qu’elle mérite, malgré les efforts remarquables du Comité du Souvenir, malgré le soutien de la municipalité de La Chapelle-Basse-Mer et malgré les cérémonies commémoratives comme celle d’aujourd’hui.
Pourtant c’est à des hommes comme eux que nous devons notre liberté, des hommes qui ont donné six ans de leur jeunesse à combattre le fascisme et qui ont payé cet engagement de leur vie, des hommes qui ont été oubliés et dont même leurs familles n’ont jamais connu le sacrifice, jusqu’à une date très récente.
Je ne reviendrai pas ici sur leur histoire espagnole, d’abord parce qu’elle est plus connue, ensuite parce que nous ignorons les conditions dans lesquelles ces jeunes gens, Basilio Blasco Martin et Miguel Sanchez Tolosa, seize ans chacun en 1936, au moment du putsch des factieux, Ernesto Prieto Hidalgo, dix-huit ans, Benedicto Blanco Dobarro, vingt-et-un ans et Alfredo Gomez Ollero, le plus âgé, trente-et-un ans, se sont levés pour défendre leur république. Ils ont fait la guerre, ils ont été vaincus du fait de l’appui des dictatures hitlérienne et mussolinienne à la rébellion franquiste et du fait aussi de la lâcheté des démocraties européennes, ils ont dû s’exiler et se sont retrouvés au-delà des Pyrénées, parqués dans des camps de fortune indignes de notre République, enrôlés ensuite dans les Compagnies de Travailleurs Etrangers, déportés loin de leurs frontières.
C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés dans la région nantaise où ils rejoindront plus tard les rangs du Parti Communiste Espagnol ainsi que ceux de la Résistance.
Leur expérience de la lutte armée leur donnait une place importante et c’est pourquoi la police française les a particulièrement traqués ; du fait de leur qualité d’étrangers, ils étaient plus facilement repérés et c’est pourquoi, sur les quelque 300 arrestations opérées dans le département (Nantes, Saint-Nazaire, Blain, …) de juin à décembre 1942, 88 concernent des ressortissants espagnols dont nos cinq futures victimes.
Ils sont jugés en compagnie de leurs frères d’armes français lors de l’inique procès des 42 qui se tient en janvier 1943. A l’exception de Gomez Ollero, parqué dans une autre cellule, ils se retrouvent emprisonnés ensemble, dans une geôle qu’ils partagent avec Jean Bouvier et avec Auguste Chauvin.
Et c’est grâce à l’initiative du Comité du souvenir, en créant le collectif du procès des 42, qu’ils sont sortis de l’oubli. Condamnés à mort le 28 janvier 1943, ils sont fusillés au terrain du Bêle, en compagnie de 32 autres résistants, et leurs corps sont inhumés au cimetière de La Chapelle-Basse-Mer aux côtés de ceux de 12 Français.
Si les dépouilles de ces derniers ont été rendues à leurs familles à la Libération, nos cinq Espagnols sont demeurés ici, dans une sorte d’oubli plutôt d’ailleurs que d’indifférence. A l’exception cependant de Madame Giraudet qui a fleuri ce lieu pendant des décennies et de la municipalité de La Chapelle qui a pris soin de son « carré des Espagnols ». Les associations qui entretiennent la mémoire de la Résistance ont longtemps commémoré les Français, en compagnie de leurs familles, alors qu’au-delà des Pyrénées personne ne connaissait le sort de ces exilés. A l’exception des deux filles d’Alfredo Gomez-Ollero qui avaient appris la disparition de leur père, mais ceci très tardivement et sans connaître la cause du décès, toutes les autres familles restaient dans l’ignorance totale du sort de ces disparus.
Il a fallu attendre l’initiative de notre ami Carlos Fernandez et du Collectif du procès des 42 pour que se mette en place la procédure qui a enfin permis de nouer le lien entre les deux rives des Pyrénées. Il est vrai que le moment de cette mise en place était favorable, du fait d’abord de l’arrivée aux commandes à Madrid en 2004 de Zapatero, lui-même petit-fils d’un républicain fusillé par les franquistes, du fait aussi du mouvement de la recherche impulsé par les petits-enfants des républicains disparus.
La suite est une belle histoire, même s’il a fallu attendre 2010 pour en voir l’épilogue.
Sans entrer dans tous les détails, il me paraît important d’en rappeler les divers épisodes, au moins pour ceux qui en ignorent la chronologie. C’est grâce à l’aide des autorités espagnoles que nous avons pu prendre contact avec les familles d’Alfredo Gomez-Ollero et de Miguel Sanchez-Tolosa qui ont tout de suite répondu présent et qui ont fait le déplacement de La Chapelle en février 2006. Beaucoup d’entre nous se souviennent avec émotion des grands moments qu’ont été la réfection du carré du cimetière avec l’érection de ce superbe monument dû au ciseau d’Ekkehart Rautenstrauch, les prises de parole de ces familles ainsi que le banquet amical qui a rassemblé Français et Espagnols, anciens résistants, enfants et petits-enfants de résistants, et même une ancienne voisine d’Alfredo à Doulon, Madeleine Farge, qui a pu évoquer le temps où il travaillait à la construction de la gare de triage du Grand-Blottereau.
Autre souvenir très fort de cette journée, l’affirmation par Miguela, la sœur de Miguel Sanchez-Tolosa, de sa volonté de laisser reposer en terre française les cendres de son frère plutôt que de les rapatrier en pays valencien où la droite nationaliste venait de reprendre les rênes de la province.
Cette histoire a ensuite participé en Espagne au processus d’activation de la mémoire des combattants de la guerre civile. Alors que la génération précédente souhaitait avant tout l’oubli, aujourd’hui ce sont les petits-enfants qui veulent savoir. C’est ainsi que les Galiciens ont pris le relais ; les « Amis de la République » ont posé une plaque sur la maison natale de Gomez-Ollero, à Paderne, en présence de la télévision, puis organisé un colloque sur la vie de Blanco-Dobarro à Ribadavia, près d’Orense, en présence du collectif nantais.
Suite à des articles de la presse espagnole, des témoignages ont été recueillis, comme celui de cet homme de 86 ans qui avait appartenu au même commando qu’Ollero sur le front de Madrid.
Mais si nous avions pu entrer en relation avec quatre familles, restait le problème de la famille d’Ernesto Prieto Hidalgo que nous n’arrivions pas à identifier. Et là encore c’est une belle histoire que je vais vous conter, sans vous relater toutes les péripéties de cette recherche menée avec persévérance par Gérard et Annie, nos deux interprètes, deux défenseurs de cette mémoire des combattants républicains. Une recherche qui leur a pris quatre ans, même si elle a été circonscrite à la seule province d’Andalousie grâce à l’indication donnée par une lettre d’Auguste Chauvin.
Le premier obstacle venait de la fréquence des deux noms de famille, Prieto-Hidalgo, deux noms presque aussi fréquents que Martin ou Dupont chez les Français. Le second obstacle découlait de la difficulté de déchiffrer le lieu de naissance relevé dans les archives de la police française : Vialonesa, Bialonova, Bialoneva, Lanueve, Nueva… Des noms mal compris par des oreilles françaises ou allemandes et sans doute mal transcrits, des noms introuvables dans les annuaires ou sur les cartes géographiques. Partant de l’hypothèse « Vialonesa », nos deux Sherlock Holmes allèrent d’abord à la rencontre du maire de Villalones, dans la province de Malaga, puis d’un député, de militants de la « memoria historica », sans grand succès. Ils élargirent ensuite leur investigation à toute l’Andalousie, écrivant, le 4 avril 2007, à 31 communes dont le nom semblait assez proche, en particulier aux 17 « Villanueva de.. », pensant, avec raison, que Bialonova pouvait être une déformation de « Villanueva ». 17 réponses leur parvinrent, dont celle de Villanueva del Duque qui était accompagnée de l’acte de naissance d’Ernesto.
Premier succès. Il fallait désormais retrouver la famille. A Villenueva del Duque, pas de contact. Une Maria Prieto, décédée. Les occupants actuels de la maison natale d’Ernesto, aucun souvenir. Une voisine les met sur la piste d’une dame des environs de Valence (à 700 km de là), mais refus de répondre au téléphone comme par écrit. De retour à Villanueva en avril 2008, Gérard et Annie rencontrent des responsables du PSOE qui leur apprennent que beaucoup de familles sont parties depuis la fermeture des mines vers 1970. Mais aucun souvenir de la famille. Nouvelles démarches, contacts infructueux avec les 15 familles Prieto recensées à Puertollano et Penarroya, deux cités minières très proches, rencontre avec des militants de la « récupération de la mémoire historique », publication d’un article dans El Pais, nouvelle série de lettres aux 21 Prieto de Manresa (en Catalogne) après l’information délivrée par l’ambassade d’Espagne qu’un frère d’Ernesto vivait dans cette ville en 1972. Plusieurs avis de recherche sur des sites internet dédiés à la mémoire des victimes du franquisme. Tous ces efforts sans succès.
Et finalement, surprise et soulagement quand, le 29 septembre 2009, un appel est venu de la part d’Isabel Hidalgo, dont le père était le cousin germain d’Ernesto, et qui, dans ses recherches généalogiques menées sur internet, butait sur l’impossibilité de retrouver la trace d’Ernesto. Emotion aussi quand Isabel est venue à Nantes se recueillir sur la tombe de son cousin le 17 octobre dernier. Grâce à elle, ici présente aujourd’hui en compagnie de son mari, un contact a pu être établi avec la lignée paternelle d’Ernesto, neveux et nièces : d’abord Ernesto Prieto, présent lui aussi aujourd’hui, avec son épouse, puis Pilar, Natividad, Mercedès, accompagnée de son mari et de leur fille, Véronique.
Désormais, les cinq familles sont réunies dans notre souvenir. Le travail de mémoire peut continuer et nous aiderons nos amis espagnols à faire en sorte que cette histoire soit également évoquée de l’autre côté des Pyrénées. Mais il faut aussi que ce travail de mémoire soit doublé d’un véritable travail d’histoire
. Nous devons mieux connaître le parcours de ces combattants de la Liberté, savoir dans quelles conditions ils ont sacrifié leur jeunesse et donné leur vie pour faire en sorte que leurs enfants, leurs petits-enfants, ne connaissent plus l’horreur et l’inhumanité du fascisme et puissent goûter au bonheur de vivre enfin dans une Espagne, dans un monde, démocratique, fraternel et solidaire.