Elsa Triolet dans la Résistance

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« La poésie prit le maquis » écrivit Paul Eluard, évoquant l’engagement dans la Résistance d’écrivains – beaucoup de poètes effectivement, qu’il publia dans la clandestinité: L’Honneur des poètes. Elsa Triolet fut l’une des rares écrivaines françaises célèbres qui ait participé à la Résistance à la fois par ses actes et par ses écrits.

L’entreprise était périlleuse: elle était d’origine étrangère (russe !), juive et mariée à un écrivain communiste, directeur d’un journal interdit Ce soir, surveillé par la police. Peu avant la fin de la guerre, pour la première fois depuis 1940, elle écrit le 1er février 1945 à sa sœur, Lili Brik, en Union soviétique: « Notre calvaire a commencé en 1939. Le 2 septembre Aragon a été mobilisé, le 3 octobre il y a eu chez mois une grandiose perquisition. Nous étions suivis par les flics. Quand Aragon en a eu assez, il a demandé à quitter son bataillon, en quelque sorte disciplinaire, pour le front. Il s’est retrouvé dans une division de blindés qui ne reculaient que sur ordre; fin mai, ils ont dû fuir par la mer, si tu te souviens de la retraite de Belgique, par Dunkerque, en Angleterre: de là ils sont allés à Brest et à travers toute la France sans cesser de se battre jusqu’à l’Armistice. Pendant ce temps, j’étais surveillée en permanence et on m’aurait sans doute arrêtée, si n’était intervenue la fuite générale de Paris… ». Un peu plus tard, dans une lettre à sa sœur, le 17 mai 1945, elle précise:  » en 39, (…) les gens passaient sur l’autre trottoir pour ne pas avoir à me serrer la main et la seule personne qui ne m’abandonnait pas était le flic qui me filait partout. » Son deuxième livre en français, sur Maïakovski est détruit par la police. Ce sera pire à la fin de la guerre quand le lieutenant SS Rothke du commandement de la Gestapo et de la SD en France demande au commandeur de la Gestapo de Marseille « d’arrêter immédiatement la juive Elsa Kagan, dite Triolet, maîtresse d’un nommé Aragon également juif. » A la chasse aux « judéo-bolchéviques » s’ajoute la propagande vichyste antiféministe qui stigmatise les femmes intellectuelles, les rendant en partie responsables de la défaite.

1940
Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu’Elsa Triolet se taise; or elle ne s’est pas tue. De janvier à mai 1940, alors qu’Aragon est mobilisé, que se tient le procès des députés communistes, elle publie dans la NRF, dirigée par Jean Paulhan, quatre articles sous le titre « Souvenirs de la guerre de 1939 » jusqu’à ce que la revue, sous la pression de Drieu la Rochelle, mette fin à cette publication. Dans cette chronique, contrebalançant la propagande hitlérienne, elle s’attaque au racisme. En juin 1940, alors qu’Aragon est pris dans la « poche » de Dunkerque, la police interroge E. Triolet pour savoir où il est mobilisé. Elle quitte alors Paris pour tenter de le retrouver, ce qui se produit fin juin à Javerlhac, en Dordogne où il est démobilisé.
A partir de ce moment ses activités vont tantôt rejoindre celles d’Aragon, tantôt être menées de façon autonome. Après être passés en Corrèze chez Renaud de Jouvenel, ils se réfugient chez Pierre Seghers aux Angles, puis à Nice de la fin de 1940 au 11 novembre 1942. Auparavant, elle a participé avec Georges Sadoul, à Carcassonne à la création du réseau des « Etoiles » qui s’étendra progressivement sur 41 des 42 départements de la zone sud et regroupera des intellectuels de différentes branches. Elle décrit leur activité dans sa lettre à Lili Brik:  » Nous travaillons avec les intellectuels, Aragon avait la responsabilité de toute la zone libre. Nous sortons le journal Les Etoiles et avons monté une maison d’édition, La Bibliothèque française. Dans la clandestinité, bien sûr. Notre réseau à très vite couvert toutes les branches de la science, de l’art, environ 50 000 personnes ont rejoint l’organisation; dans toutes les villes ont commencé à sortir des journaux locaux des médecins, des juristes, des enseignants etc. Nous avions nos agents de liaison qui diffusaient la littérature, c’étaient comme des commis-voyageurs qui établissaient les contacts. Le principal adjoint d’Aragon était Georges Sadoul. » Le journal Les Etoiles paraîtra de février 1943 jusqu’à la Libération. E. Triolet agit donc en relation avec un ou plusieurs réseaux résistants, y compris la MOI.
Vivre en couple, avec un autre résistant, n’était pas sans danger et posait des problèmes de sécurité. E. Triolet ne voulant pas céder sur son engagement dans la Résistance, envisage plutôt de quitter Aragon, refusant le conseil de celui-ci, qui lui suggérait de se concentrer sur son travail littéraire. Bonne leçon de féminisme: « Elsa m’avait arraché mes lunettes masculines, ces préjugés de l’homme qui (…) confine sa femme à n’être que sa femme, son reflet ». Aragon la suit dans cette opposition et c’est peut-être le point de départ de sa réflexion féministe, qui va se développer dans ces années-là.

1941
Fin juin 1941, après l’arrestation de Gabriel Péri en mai, elle se rend à Paris avec Georges Dudach, leur agent de liaison pour la zone occupée. Ils sont arrêtés après avoir franchi la ligne de démarcation et emprisonnés trois semaines à Tours. E. Triolet a l’idée d’un subterfuge: dire qu’ils arrivaient de Paris et que, pris de peur au moment de franchir la ligne, ils revenaient sur leurs pas. Le 15 juillet, ils sont relâchés et refoulés sur…Paris où ils rencontrent Georges Politzer, sa femme Maïe et Danièle Casanova. C’était le but de leur voyage ! Ils convainquent Politzer de la possibilité de faire paraître légalement une littérature de contrebande, préparent le n°2 de La Pensée libre et organisent avec J. Paulhan et Jacques Decour un groupement d’écrivains préfigurant le Comité national des écrivains. Dans sa Préface au désenchantement, E. Triolet raconte les péripéties de cette création du CNE: « Aragon et Paulhan décidèrent de tâter le terrain en premier auprès de Georges Duhamel et s’en furent chez lui, dans sa maison de campagne ».
C’est également au cours de ce séjour qu’ils préparent avec Jacques Decour le projet de publication des Lettres françaises. Puis ils rentrent en zone sud. A l’automne 1941, va paraître dans L’université libre un Manifeste des intellectuels de la zone occupée dont la rédaction est probablement due à Aragon, E. Triolet, P. Seghers et Andrée Viollis. Durant cette période E. Triolet écrit, pour la revue de P. Seghers Poésie 41, une série d’articles intitulés Fantômes 41 puis Fantômes et monstres 42, série qui s’achève en mars 1942. Elle y évoque l’atmosphère trouble et sombre de cette période et y définit à mots couverts, en mars 1941, ce que l’on a appelé « la contrebande ». Elle y évoque aussi les Juifs pourchassés par les nazis et par Vichy.
En ce temps là, « c’était dur et pénible ». Pour survivre, elle écrit des nouvelles : La Belle épicière, Le Destin personnel, Henri Castellat, Mille regrets pour dire: « Ne croyez pas que personne n’ose désobéir »

1942
A Villeneuve-lès-Avignon elle écrit aussi Clair de lune, le premier texte qui contienne une évocation des camps de concentration. A Nice leur sont parvenues de Suisse, par l’intermédiaire de Bernard Anthonioz les premières images des camps allemands. L’écriture de cette nouvelle coïncide avec la venue en France, à la fin juin 1942, d’Eichmann qui transmet l’ordre de Himmler de déporter tous les Juifs de France sans distinction, ni considération de leur citoyenneté française. A Nice, Aragon avait reçu la visite de Joë Nordmann qui lui a remis de la part de Frédéric (Jacques Duclos) les témoignages et lettres des fusillés de Châteaubriant à partir desquels il écrira Les Martyrs par Le Témoin des Martyrs.
E. Triolet avait commencé un roman Le Cheval blanc, qu’elle achèvera à Villeneuve-lès-Avignon en novembre 1942. A l’époque, face à la récupération par les nazis de mythes comme celui de Tristan, Aragon avait entrepris de revenir à la culture française du Moyen âge, à la littérature de chevalerie. E. Triolet pensait que cela ne pouvait toucher la jeunesse et elle crée le personnage de Michel Vigaud, « ce héros est de la même espèce que ces centaines de milliers de héros anonymes qui peuplent aujourd’hui la France » (Les Lettres françaises). La censure n’a coupé qu’une phrase. Le roman paraît le 10 juin 1943.
C’est à Nice que leur parvient la nouvelle des arrestations de G et M. Politzer, de D. Casanova et G. Dudach qui sera fusillé avec Politzer le 30 mai 1942. Les Italiens entrent à Nice le 11 novembre, il est temps pour eux de quitter la ville, ce qu’ils font le jour même pour se réfugier au-dessus de Dieulefit, dans la Drôme dans une ferme isolée, abandonnée – « Le Ciel » – où logent deux antifascistes allemands, Ella Rumpf et Hermann Nuding. Il leur faut de nouveaux faux-papiers qu’E. Triolet ira chercher à Lyon auprès de Pascal Pia et Albert Camus qui appartiennent au mouvement Combat. Ils y retourneront, nouveau refuge, le 31 décembre chez René Tavernier.

1943
A Lyon elle rédige Les Amants d’Avignon, nouvelle qu’elle a conçue à Dieulefit et qui paraîtra illégalement en octobre aux Editions de Minuit (clandestines), sous le pseudonyme de Laurent Daniel, choisi en hommage à Laurent et Danièle Casanova. Cette nouvelle, qui a pour décor Avignon met en scène une jeune femme ordinaire, Juliette Noël, amenée à se comporter héroïquement, poussée par les circonstances. Elle est une des premières écrivaines, sinon la première, à mettre en scène le rôle des femmes dans la Résistance.
Mais l’action continue. En avril, elle se rend à Paris avec Aragon qui veux reprendre contact avec Paul Eluard pour réunir les deux parties du CNE, zone sud et zone nord pour une meilleure efficacité. A Lyon , elle participe activement aux activités du CNE – sud, mais l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin fait de Lyon une ville trop dangereuse et elle se réfugie avec Aragon à Saint-Donat qui est le siège du commandement FFI de la Drôme-nord. Elle a de nouveau changé de nom et s’appelle désormais Elizabeth Andrieux. Ils y sont restés jusqu’à la Libération, faisant des déplacements fréquents à Valence, Lyon, Paris. C’est au cours d’un voyage à Paris qu’ils manquent d’être arrêtés dans le train, avec des papiers compromettants : un texte de Gabriel Péri et le manuscrit du Musée Grévin de… François la colère, l’un des pseudonymes littéraires d’Aragon.
En 1943, à l’initiative du CNE, E. Triolet se rend dans le Lot pour un reportage sur les maquis. Avec Jean Marcenac, ils parcourent toute la zone sud, « passant souvent au ras de la catastrophe » dit-il. Elsa impressionne son compagnon: « Le courage intellectuel d’E. Triolet se doublait d’un courage physique, d’une fermeté combattante qui m’a émerveillé dans les années de la Résistance. » Cette expérience est relatée dans la nouvelle Cahiers enterrés sous un pêcher tandis qu’un reportage publié dans Les Lettres françaises évoque des soldats russes évadés de camps allemands et réfugiés dans les maquis.
Réel et fiction s’entremêlent, ainsi dans une nouvelle elle insère le collage d’un tract reproduisant une vue du camp d’Auschwitz, un autre texte évoque l’exécution de Bertie Albrecht. Il est clair qu’évoquer Auschwitz au moment où les Allemands ont décidé de s’occuper eux-mêmes des arrestations et des déportations en zone sud constitue un acte de résistance courageux.

1944
Mise à part la nouvelle Yvette, récit de 1943, publiée clandestinement en mai, l’année 1944 est consacrée à l’activité résistante et journalistique. Aragon et elle-même rédigent et impriment des tracts sur une presse à bras récupérée par G. Sadoul. Les Etoiles continuent de paraître, feuille recto/verso dactylographiée et reproduite avec un carbone jusqu’au n° 9, puis imprimée à partir du n°10, avec une périodicité mensuelle à partir de janvier 1944. En juin 1944, elle fonde avec Aragon un nouveau journal La Drôme en armes qu’elle écrit d’abord entièrement à la main, il est ensuite ronéoté puis imprimé à Romans, et des gens courageux le cachaient dans des cageots de pêches ou d’abricots et le distribuaient à travers la Drôme, à la barbe des Allemands. Ils y donnent des nouvelles de la région, relatent les combats des FFI, l’arrivée de l’armée américaine.
Le 14 juin, elle avait participé à la réception d’un parachutage d’armes près de Saint-Donat, épisode qu’elle raconte dans la nouvelle Le premier accroc coûte deux cents francs (phrase codée qui annonçait le débarquement en Provence). Des représailles sanglantes suivirent le 15 juin ce parachutage et ils réussirent de justesse à échapper aux Allemands.

En septembre, après une étape à Lyon où ils rencontrent le général De Gaulle, ils rentrent à Paris le 25 et retrouvent leur appartement « sens dessus dessous », perquisitionné plusieurs fois par la Gestapo et la police française. Son livre de nouvelles Le premier accroc coûte deux cents francs » dont elle écrit à sa sœur qu' »il sortira dès qu’il y aura du papier », reçoit le Prix Goncourt au titre de l’année 1944, première femme à recevoir ce Prix.

***

Elsa Triolet sera décorée de la médaille de la Résistance par décret du 11 mars 1947. Elle a fait preuve d’un immense courage, accompagné d’une forte lucidité et d’une grande modestie. Comme beaucoup de Résistantes, elle a transporté des tracts, des brochures et a joué parfois le rôle d’agent de liaison. Elle a travaillé avec de nombreux autres résistants appartenant à différents réseaux: FTP, FTP-MOI, Combat, groupe Morhange etc.

Son activité essentielle a consisté à informer par des reportages, des articles, des tracts, des textes écrits à la main, ou tapés à la machine, ronéotés ou imprimés et transportés et diffusés au risque de sa vie. De tout ceci est né une œuvre personnelle, écrite parfois en dialogue avec Camus, avec Aragon et en inventant des formes d’expression nouvelles, correspondant à l’époque qu’elle traversait. « La littérature de la Résistance, écrit-elle en 1964, aura été une littérature dictée par l’obsession et non par une décision froide. Elle était le contraire de ce qu’on décrit habituellement par le terme d’engagement, elle était la libre et difficile expression d’un seul et unique souci: se libérer d’un intolérable état de choses. » Plus tard elle assistera au Tribunal de Nuremberg, où le massacre de Saint-Donat sera à l’ordre du jour de la séance du 31 janvier 1946. Son action résistante et ses écrits ont contribué à la reconnaissance du rôle des femmes dans la Résistance et dans la société en général.

Source
Elsa Triolet dans la Résistance: l’écriture et la vie par Marianne Delranc-Gaudric –
Version longue (avec abondance de notes) sur le site de l’ERITA www.louisaragon-elsatriolet.org

Lire Elsa Triolet
Personnalité hors du commun, Elsa Triolet est une écrivaine injustement méconnue. Si ses livres sont rarement sur les rayons des librairies, ils ne sont pourtant pas épuisés. Ils peuvent donc être commandés.
Nous pouvons conseiller aux jeunes qui n’ont pas connu les années noires évoquées ci-dessus et ceux, déjà plus âgés qui commencent à les oublier plusieurs livres:

Mille regrets Folio 6,90 € , Nouvelles écrites à Nice pendant l’Occupation, au début de 1941
Le Cheval blanc Folio 8,50 €, roman écrit à Nice en 1941-42
Le Premier accroc coûte deux cents francs -Folio 9,70 € Nouvelles – Prix Goncourt
dont Les Amants d’Avignon Folio 2€ (tiré à part)
Le destin personnel & La belle épicière Folio 2€

Plutôt qu’Amazon, nous vous conseillons de les commander en ligne sur le site de libraires indépendants, qui en assureront la livraison en toute sécurité en ces temps de confinement.

La dignité de la femme
A l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars 1948, elle publie un texte dans Les Lettres françaises sur « la dignité de la femme ». Elle y reprend une réflexion commencée dans les années 20 sur le sexisme du langage et fait remarquer que « le même mot accolé au mot femme ou au mot homme prend une signification différente. Un homme honnête est celui qui ne vole pas, une femme honnête est celle qui n’a pas d’amant. Or, « la dignité de l’homme n’est pas autre chose que la dignité de l’être humain, être-homme ou être-femme. Les femmes se sont battues dans cette guerre pour la dignité de l’homme, pour ne pas vivre à genoux, pour que l’homme n’ait pas à essuyer des crachats sur son visage, dans ce combat elles ont subi la prison, le martyre, la mort ». Elle poursuit, avançant des idées et des revendications progressistes et féministes et ajoute: « la ‘dignité de l’homme’ chez la femme, la dignité de l’être humain est, comme pour l’homme, dans sa liberté, son indépendance, son droit au travail, ses droits et devoirs de citoyenne. Croyez-vous que j’enfonce des portes ouvertes? Que je prêche devant des convaincus ? A l’usage, ces convictions ne sont chez les hommes que des faux-semblants. La dignité de la femme en tant qu’être humain demande en premier lieu que la poussière des siècles soit enlevée de la tête des hommes ».

Ce texte peut être retrouvé dans l’Anthologie des Lettres françaises qui vient d’être publiée aux éditions Herman

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