« Les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes. »

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M. le Président. – Je donne lecture de l’article 16 : « Les femmes seront éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».
J’ai été saisi d’un amendement de M. Grenier ainsi conçu : « Les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».
M. Grenier. – Je ne reviendrai pas pour défendre mon amendement sur ce que j’ai déjà dit au sujet du vote des femmes. Ce sont les mêmes considérations qui m’ont inspiré. Je pense que l’amendement de M. Prigent ayant été adopté par l’Assemblée, les femmes doivent voter, non seulement aux élections qui aboutiront à la Constituante, mais également à toutes les élections qui auront lieu dès la libération.
M. le Président de la Commission. – Je dois rappeler que c’est à l’unanimité moins une voix que la Commission avait adopté le principe du vote des femmes, et que c’est à l’unanimité qu’elle avait estimé que les femmes ne voteraient pas aux élections provisoires qui auraient lieu en cours de libération.
Il ne s’agit pas d’apprécier les capacités, les mérites et les droits de la femme à voter, mais uniquement d’examiner les conditions de fait dans lesquelles elle va être amenée à exercer ce droit pour la première fois. N’oubliez pas que le délai de trois mois que nous avons prévu pour la reconstitution des listes électorales est extrêmement court, même pour des élections ordinaires. Or, le travail sera encore compliqué par l’absence des réfugiés, prisonniers et déportés. Si l’on doit ajouter les femmes sur ces listes les difficultés seront encore accrues. D’autre part, il est établi qu’en temps normal les femmes sont déjà plus nombreuses que les hommes. Que sera-ce à un moment où prisonniers et déportés ne seront pas encore rentrés ? Quels que soient les mérites des femmes, est-il bien indiqué de remplacer le suffrage universel masculin par le suffrage universel féminin ?
Enfin, je pense que la confection matérielle des listes électorales où, pour la première fois, figureront les femmes, donc des listes nouvelles, demandera beaucoup de temps. Si donc l’on admet les femmes à voter aux premières élections qui suivront la libération, on ouvre la porte à toutes sortes de fraudes et d’irrégularités dans cette période incertaine qui accompagnera les premières consultations populaires. Autant je considère que l’amendement de M. Prigent était fondé, autant j’estime qu’il n’y a pas lieu de retenir celui de M. Grenier. La Commission en demande donc le rejet.
M. Antier. – Je ne partage pas l’avis de la Commission. Je considère que la France, hommes et femmes réunis, résiste dans son ensemble. Il serait donc injuste d’écarter les femmes des premières élections, d’autant plus que ces élections se dérouleront à l’échelon communal et départemental. La confection des listes est donc possible.
M. Poimbœuf. – J’avais, à la Commission, soutenu le vote des femmes dès les premières élections, et c’est uniquement parce qu’il apparaissait pratiquement impossible de dresser les listes dans le délai légal de trois mois que, par la suite, je m’y étais opposé. J’insiste sur le terme « pratiquement ». On pourrait donc, peut-être, envisager une prorogation de ce délai de trois mois, ce qui permettrait de concilier tous les points de vue.
M. Grenier. – Je dois avouer qu’aucun des arguments exposés ne m’a convaincu. L’éloignement de leurs foyers de nombreux prisonniers et déportés qui ont été remplacés dans leurs tâches par leurs femmes, confère à ces dernières un droit encore plus fort de voter dès les premières élections. Quant à la confection matérielle des listes électorales, j’estime qu’il s’agit d’une question de bonne volonté et d’organisation dans chaque mairie. Il suffirait d’y employer un personnel suffisamment nombreux. On l’a bien fait pour les cartes de vêtements ou d’alimentation.
Je ne comprends pas non plus qu’on puisse supposer que nous demandons le vote féminin dès les premières élections pour faciliter je ne sais quelles irrégularités. Nous demandons simplement que toute la Nation soit appelée à se prononcer sur ceux qui la dirigeront, que ce soit à l’échelon municipal, départemental ou national.
Je dois d’ailleurs vous mettre en garde contre une réaction éventuelle de l’opinion publique. À la suite de nos derniers débats, le presse et la radio ont annoncé que le suffrage des femmes était décidé, et l’on n’a pas précisé s’il s’agissait d’élections suivant immédiatement la libération ou plus tardives. Si mon amendement n’est pas retenu, nous donnerons l’impression de nous être déjugés. (Applaudissements)
M. Hauriou. – C’est le groupe des indépendants de la Résistance qui a proposé d’ajouter à l’article 1er du projet d’ordonnance sur les élections à l’Assemblée constituante, une disposition prévoyant le vote des femmes. Nous ne pouvons donc être suspectés d’hostilité à cet égard. Je voudrais cependant présenter quelques observations.
En premier lieu, je dois souligner que sous le biais des élections municipales, c’est en réalité tout le problème des élections provisoires qui suivront que nous abordons. Car si nous admettons les femmes à voter aux premières élections qui suivront la libération, il sera impossible de ne pas les admettre aux élections pour l’Assemblée nationale provisoire. Il faut bien savoir dans quelle voie nous nous engageons. Le groupe des résistants indépendants a admis que, s’agissant d’élections pour une représentation provisoire, il ne saurait être question de faire voter les femmes, car ceci ne manquerait pas de provoquer un déséquilibre dans le corps électoral.
Par contre nous ne formulons aucune réserve au suffrage féminin quand les conditions seront redevenues normales.
Il y a dans notre position une seconde raison. Nous souhaitons que le vote féminin réussisse. Or, si nous suivions M. Grenier dans son amendement, il serait à redouter que les femmes n’encourent des responsabilités et des reproches immérités, dans une consultation populaire où elles auraient eu la majorité. Nous estimons que le premier essai de vote des femmes doit avoir lieu dans des conditions normales, et c’est pourquoi nous voterons contre l’amendement de M. Grenier.
M. Antier. – La participation des femmes au suffrage universel est un droit qui n’est pas discutable.
M. le Président de la Commission. – Je voudrais répondre d’un mot à M. Grenier quant aux irrégularités et aux fraudes qui risquent de se produire si les femmes sont admises à voter tout de suite. Il sera matériellement et techniquement impossible, étant donnés les délais restreints, de procéder à une constitution régulière des listes électorales. J’insiste donc pour le rejet de l’amendement.
M. Ribière. – Au point de vue de la constitution de listes, je ne vois vraiment pas d’obstacles sérieux à l’admission des femmes. Notre collègue Grenier a judicieusement fait observer qu’il avait été possible, sans grandes difficultés, d’établir les cartes d’alimentation.
D’autre part, il faut reconnaître que les femmes qui sont en France et dont les maris sont prisonniers en Allemagne voteront dans le même esprit qu’auraient voté leurs maris. Refuser le droit de vote aux femmes pour ce premier suffrage serait à mon avis une injure pour les femmes.
M. Grenier. – Il semble que l’argument décisif contre mon amendement soit celui de la difficulté d’établir des listes électorales complètes. Je fais observer que, même pour les électeurs masculins, il sera impossible d’obtenir des listes complètes. Si l’on annonçait dans les communes que toutes les femmes doivent se présenter à la mairie, munies de leurs pièces d’identité, les femmes se feraient elles-mêmes inscrire. Si certaines ne se dérangent pas, tant pis pour elles, elles ne voteront pas. De toute façon, j’estime qu’il vaut mieux une participation des femmes à 80 ou 90 % que pas de participation du tout. Il faut qu’ici chacun se prononce par oui ou par non.
M. Vallon. – Je retrouve dans ce débat les traditions de l’ancien Parlement français dans ce qu’elles avaient de plus détestable. À maintes reprises, le Parlement s’est prononcé à la quasi-unanimité pour le principe du vote des femmes, mais, chaque fois, l’on s’est arrangé par des arguments de procédure pour que la réforme n’aboutisse pas. Ces petits subterfuges doivent cesser (Applaudissements) ; il faut parfois savoir prendre des risques.
M. Bissagnet. – L’amendement Grenier amènera un déséquilibre très net, car il y aura deux fois plus de femmes que d’hommes qui prendront part au vote. Aurons-nous donc une image vraie de l’idée du pays ? En raison de ce déséquilibre, je préfère que le suffrage des femmes soit ajourné jusqu’à ce que tous les hommes soient rentrés dans leurs foyers, et c’est pourquoi je voterai contre l’amendement.
M. Charles Laurent. – Je tiens à préciser que ce n’est pas du tout la question des difficultés d’établissement des listes électorales, qui m’a amené à voter contre l’amendement, à la Commission. Le véritable argument est celui tiré du déséquilibre auquel M. Bissagnet vient de faire allusion.
Au moment où la population sera appelée à aller aux urnes, il y aura cinq millions d’absents, et les femmes seront, en France, deux fois et demi plus nombreuses que les hommes. Il est impossible d’envisager le suffrage dans ces conditions. Aussi voterai-je dans le sens demandé par la Commission.
M. Darnal. – Je m’étonne pour ma part qu’on ait soulevé cet argument de déséquilibre. Est-ce à dire que les femmes françaises sont des déséquilibrées ? S’il peut y avoir déséquilibre, pourquoi alors a-t-on admis le vote des femmes lorsqu’il s’agit de questions aussi importantes que celles qui feront l’objet des élections à l’Assemblée nationale ? Devons-nous oui ou non légiférer pour sortir la France du marasme et de sa misère présente, et devons-nous nous attacher à des questions de procédure ?
La Résistance a dit, par la voix de M. Prigent, que nous avions résisté avec nos femmes et nos filles. Pourquoi alors les femmes n’apporteraient-elles pas leur concours intellectuel comme elles ont donné leur concours physique ?
M. Valentino. – Jusqu’à présent, on a semblé approuver l’octroi du vote aux femmes au moment des élections à l’Assemblée constituante et refusé ce même droit lors des élections municipales provisoires.
J’ai voté en faveur du vote des femmes à l’Assemblée constituante, je voterai cependant contre l’amendement de M. Grenier. Il n’y a pas contradiction dans mon attitude car je suis pour le respect de la légalité républicaine.
Pour la Constituante, il s’agit de fixer de nouvelles règles pour la Constitution de la France, et les femmes doivent participer au vote.
Mais nous ne sommes pas une Assemblée législative, nous ne pouvons bousculer la légalité républicaine.
Notre rôle consiste à réparer les lézardes que Vichy a pu créer et les conséquences des défaillances humaines. Ce qui est indispensable c’est de renouveler l’Administration municipale en restant fidèle aux règles.
M. Costa. – Après les arguments qui ont été présentés, je déclare que je voterai pour le vote « immédiat » des femmes.
M. Poimbœuf. – L’observation que je vais faire semblera remettre en discussion, contrairement à toutes les règles de procédure, l’article 15 qui a déjà été adopté (*) ; en réalité elle ne fera qu’apporter une précision.
J’estime, eu égard aux arguments invoqués, que le délai imparti risque d’être trop court, et je demande que l’on ajoute à l’article 15 qui parle « d’un délai de trois mois » la disposition suivante : « sous réserve de la constitution des listes électorales ». (Mouvements divers). Cette réserve ne constitue pas un « torpillage » du projet ; j’admets que les élections devront avoir lieu dans un délai de trois mois, et que les femmes y seront appelées. Ce n’est que si le délai s’avère trop court qu’il y aura lieu de le proroger. Les élections ne seront reculées que dans le cas où les listes électorales ne pourraient pas être établies à temps (Mouvements divers). Je déclare, en tout cas, que je voterai pour la participation immédiate des femmes aux premiers votes.
M. Duclos. – J’appartiens à un département, le Var, qui a connu un sénateur qui a lutté pendant de nombreuses années en faveur du vote des femmes. Aussi je saisis l’occasion qui m’est offerte de faire triompher la proposition, étant certain d’autre part d’exprimer le vœu des conseillers généraux. Les arguments présentés contre le vote des femmes ne me semblent pas pertinents. Les femmes des prisonniers et de ceux qui sont morts pour la Patrie remplaceront leurs maris. Quant à l’équilibre électoral, il est aisé de répondre que l’équilibre de la Nation a été rétabli par les sacrifices et le courage des femmes.
On a soulevé les difficultés d’ordre pratique qui ne manqueraient pas d’apparaître lors de l’établissement des listes électorales. Ces difficultés sont exagérées ; il sera très facile de se référer en la matière aux cartes d’alimentation. On me dira peut-être que les résultats numériques que fourniront ces cartes ne seront pas parfaits. Peut-être en effet, y aura-t-il quelques fraudes, mais les listes électorales d’antan étaient-elles parfaites ? Je prétends qu’il est possible de réduire considérablement les tripotages. Par un travail consciencieux et un contrôle sévère on aboutira à un double résultat heureux : réprimer les fraudes et rendre possible le vote des femmes.
M. le Président de la Commission. – Je n’aurais pas repris la parole si l’intervention de M. Poimbœuf n’avait pas remis en question l’article 15 précédemment voté. Nous constatons les inconvénients que peuvent présenter les amendements soulevés au cours des débats. Ils sèment la confusion dans la discussion.
Quant à l’amendement Grenier, s’il était adopté, il aboutirait en fait à retarder les élections (Mouvements). Je n’ai aucun amour-propre à défendre, j’ai voté au sein de la Commission en faveur du vote des femmes et j’ai accepté au nom de la Commission l’amendement Prigent, mais il me semble impossible de constituer les listes électorales dans les délais impartis.
Pour les hommes, il sera possible de retrouver les listes de recrutement. Cet élément n’existe pas pour les femmes.
On vous a parlé des cartes d’alimentation. Mais M. Duclos a admis que les listes établies sur cette base pourraient ne pas être très régulières, et en dépit de ses espoirs je crains que des tripotages ne puissent être évités. C’est pour écarter ce grave problème d’irrégularité que je propose de réserver le vote des femmes pour les élections subsidiaires.
SCRUTIN
L’amendement Grenier est mis aux voix par scrutin public.
A la majorité de 51 voix contre 16 sur 67 votants, l’amendement est adopté.
Ont voté pour : MM. Antier, d’Astier de la Vigerie, Aubrac, Aurange, Auriol, Billoux, Blanc, Bonte, Bourgoin, Bouzanquet, Buisson, R. P. Carrière, Claudius, Costa, Croizat, Cuttoli, Darnal, Debiesse, Duclos, Evrard, Fayet, Ferrière, Froment, Gazier, Gervolino, Giovoni, Girot, Grenier, Marty, Mayoux, Mercier, Mistral, Moch, Muselli, Parent, Poimbœuf, Prigent, Pourtalet, Rencurel, Ribière, Tubert, Vallon, de Villèle.
Bulletins 4, 6, 7, 9, 11, 13, 14, 15.
Ont voté contre : MM. Astier, Azaïs, Bosman, Cassin, Dumesnil de Gramont, Francke, Gandelin, Giacobbi, Hauriou, Jean-Jacques, Laurent, Maillot, Rucart, Valentino, Viard.
Bulletin 3.
En congé ou excusés : MM. Boillot, Ely Manel Fall, Seignon, Zivarattinam.
N’ont pas pris part au scrutin : MM. Bendjelloul, Bissagnet, de Boissoudy, Cot, Guérin, Guillery, Lapie, Morandat, Serda et M. Félix Gouin qui présidait la séance.
(*) Article 15 : « Dès que dans un département l’établissement des listes électorales sera terminé, et au plus tard dans les trois mois suivant la libération de ce département, le Préfet sera tenu de convoquer le Collège électoral pour procéder à l’élection des municipalités et d’un conseil général provisoire. »
Source :
Supplément au Journal Officiel de la République française du 30 mars 1944, pp. 2-3 et 8 (scrutin).

LE TEMOIGNAGE DE FERNAND GRENIER

Le droit de vote des femmes est conquis en 1944. Merci qui ?

Un long chemin vers le droit de vote des femmes : d’Olympe de Gouges à Fernand Grenier

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