Quand les blés sont sous la grêle

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Fou qui fait le délicat

Ces deux phrases ont beaucoup été entendues en juin 2024 entre les deux tours des élections législatives, convo-quées à la hâte après la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, Emmanuel Macron, à la suite de son double échec à l’élection européenne du 9 juin puis au premier tour de l’élection législative du 30 juin qui a vu la montée de l’extrême droite, la propulsant aux portes du pouvoir.

Ces deux phrases sont deux vers du poème sans strophe  La Rose et le Réséda, écrit par Louis Aragon.  Elles composent un sizain (groupe de six vers) avec les vers suivants : Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat et les deux autres vers qui reviennent sans cesse comme un refrain : Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas.

Le poème célèbre le courage des hommes qui dépassèrent leurs croyances et convictions personnelles pour se rassembler et œuvrer ensemble à la libération de la France pendant l’Occupation allemande durant la Seconde guerre mondiale. Communistes et catholiques, en particulier, les deux grandes familles de la Résistance, se retrouvèrent pour com-battre ensemble, au péril de leur vie, dans l’espoir de « jours heureux ».

La «rose» c’est le rouge qui symbolise le communisme, le «réséda» c’est le blanc qui symbolise le catholicisme. Rien à voir avec la botanique dans ce poème.

Ecrit en 1942, il a d’abord paru  le 11 mars 1943, dans la page littéraire que Stanislas Fumet dirigeait dans  le journal Le Mot d’ Ordre, à Marseille, puis dans le numéro spécial de Messages que Jean Lescure publia à Genève sous le titre Domaine français.  Il  fut de nouveau publié en 1944 dans le recueil La Diane Française avec une dédicace « A Gabriel Péri et d‘Estienne d’Orves comme à Gilbert Dru et Guy Môquet »*.  Appel à s’unir, le poème rend hommage à ces quatre hommes, deux communistes et deux catholiques, dont les noms sont croisés dans la dédicace, fusillés par les nazis avec la complicité du régime de Pétain. 

 Appel à l’union pour la liberté, il est aussi porteur d’espoir.

Le poème est construit sur une double lecture du texte. En apparence, il évoque un conte médiéval. Une histoire de preux chevaliers : deux hommes viennent libérer une «belle / Prisonnière » en « haut de la citadelle ». Il fait aussi penser à un contre populaire à la Charles  Perrault.

Après la défaite de 1940, Louis Aragon puise dans les poèmes médiévaux évoquant la Table ronde et ses chevaliers pour réactiver un modèle héroïque de nature à incarner la Résistance face au nazisme. Les raisons de ce parti pris sont  à la fois littéraires et politiques. Dans les poèmes qui composent  Brocéliande déjà,  Aragon a remis le mythe arthurien sur pieds pour faire rêver, mais surtout pour faire agir et donner à l’action cohérence et unité.

Incidemment cette référence a pu servir à brouiller les pistes et tromper la vigilance de la censure. Aragon, résistant de la première heure était clandestin et recherché. Mais il faut lire entre lignes : il ne s’agit ni d’un conte, ni du Moyen Age mais de la France occupée. C’est un « poème de contrebande», un appel à l’unité de la Résistance au-delà des différences religieuses, philosophiques ou politiques de celles et ceux qui ont dit non. Un appel à trouver ce que les uns et les autres ont en commun plutôt que ce qui les divise.

On notera que cette stratégie, déjà à l’œuvre avec l’appel dès 1941 à la création d’un Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France, est à la base de  la création du Conseil national de la Résistance en 1943.

En fait, les chevaliers sont des résistants et la belle à libérer est la France prisonnière des Allemands. Les quatre hommes de la dédicace ont pour point commun la lutte pour la liberté de leur pays. Outre le refrain qui présente un duo, le texte com-prend de nombreuses indications de la communauté de combat de ces hommes. Le poème multiplie les formulations com-me «Tous deux », «Tous les deux », «aucun des deux ». L’auteur les montre indissociables : «lequel», «l’un»,  «l’autre»

Le poème évoque également les affres de la guerre : « Quand les blés sont sous la grêle », les terribles conditions de déten-tion des résistants arrêtés : grabat, rats, gèle. Et les fusillades : « La sentinelle tira/Par deux fois et l’un chancelle/ L’autre tombe qui mourra ».

Le poème porte aussi l’espoir de jours meilleurs : les résistants morts sont des graines. Leur sang « se mêle / A la terre / pour qu’à la saison nouvelle / Mûrisse un raisin muscat » La joie reviendra, on dégustera des « framboises » et des « mirabelles ». Le « grillon» qui symbolise la paix « rechantera ». Ce qui rappelle le slogan « Pour des lendemains qui chantent » souvent mentionné par les fusillés dans leurs dernières lettres.

Aragon lui-même parle de ce poème comme d’une «chanson ». C’est en apparence un poème «facile» avec son  mètre régulier. On est d’emblée frappé par la répétition du distique : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas »,  qui constitue une sorte de refrain.  Le fait qu’un poème donne l’impression d’être une chanson s’inscrit dans la tradition. Les premiers poètes dans l’Antiquité puis les troubadours au Moyen Age s’accompagnaient d’instruments de musique.

Le poème contient lui-même une musicalité. Non seulement par le refrain mais par sa forme : rimes en el et a, vers réguliers (heptasyllabes), effets de sonorité multiples avec les allitérations, les anaphores (répétition d’un même mot ou groupe de mots). Cette musicalité facilite la mémorisation et la diffusion.

« La poésie a pris le maquis » a écrit Paul Eluard. Aragon est l’un de ces poètes qui eurent les mots pour armes, rassemblés dans L’Honneur des poètes, titre d’un recueil préparé par Pierre Seghers, Paul Eluard et Jean Lescure, publié en 1943 par les éditions de Minuit clandestines. Cette publication réunit 22 poètes.** Le 1er mai 1944, un second ouvrage fut publié sous le titre L’Honneur des poètes II, aux éditions de Minuit. En 1974, Pierre Seghers a publié un ouvrage plus complet, réédité en 2022 : La Résistance et ses poètes (2 tomes : récit & anthologie).

En 1947, un court métrage intitulé La Rose et le Réséda a été réalisé, à l’initiative du CNR, par André Michel, musique de Georges Auric dans lequel Jean-Louis Barrault interprète le poème d’Aragon. Conservé par l’INA, on le trouve sur internet. On y trouve aussi une lecture par Aragon lui-même en 1943.

Des chanteurs ont interprété le poème : Marc Ogeret, Juliette Gréco, Bernard Lavilliers, le groupe La Tordue 

  ** L’ouvrage a été réédité en 2014 par Le temps des Cerises

POUR ALLER PLUS LOIN

D’Aragon, poète de la Résistance, on lira :

Le Crève-cœur                                

Les Yeux d’Elsa                                 

La Diane Française                

Œuvres poétiques complètes, Gallimard, La Pléiade  

 La Rose et le Réséda     

  A Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru.

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fût de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu’elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l’un chancelle
L’autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat

Lequel plus que l’autre gèle
Lequel préfèrent les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l’aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu’aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
A la terre qu’il aima
Pour qu’à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
L’un court et l’autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L’alouette et l’hirondelle
La rose et le réséda

Biographies

Gabriel PERI, né en 1902, journaliste à L’Humanité et député communiste, fusillé le 15 décembre 1941 avec 94 autres otages au Mont-Valérien, à Caen et à La Blisière près de Châteaubriant.

Henri HONORE D’ESTIENNE D’ORVES, né en 1901, officier de marine, a répondu à l’Appel du 18 juin et rallié Londres. Il a réalisé, depuis Nantes, la première liaison radio avec Londres. Fusillé sur dénonciation le 29 août 1941.

Guy MÖQUET, militant des Jeunesses communistes, interné dans le camp de Choisel, fusillé le 22 octobre 1941 avec  26 autres Otages à Châteaubriant, 16 à Nantes et 5 au Mont-Valérien : « Les 50 Otages ». Il avait 17 ans.

Gilbert DRU, né en 1920, militant de la Jeunesse étudiante chrétienne à Lyon, fusillé le 27 juillet 1944 à Lyon. Sa fiancée a confié à Aragon, qu’il avait dans sa poche le poème Brocéliande lors de son arrestation.

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