Le 10 mai 1940, lorsque les Allemands déclenchent leur offensive et enfoncent le front français, qui cède 16 mai, un cuirassé est en cours de construction à Saint-Nazaire, le Jean-Bart. Après être entrées dans Paris le 14 juin, les troupes allemandes reçoivent l’ordre de prendre au plus vite les grands ports de l’Atlantique, dont l’enjeu est stratégique. Le capitaine de vaisseau Pierre-Jean Ronarc’h (1), chargé de suivre les travaux d’achèvement du navire, comprend que la course contre la montre vient de s’engager. L’invasion allemande laisse peu de temps.
La décision de construire le Jean-Bart à Saint-Nazaire et son sistership Le Richelieu, à Brest a été prise en 1935 par le gouvernement français, pour répondre à la construction des croiseurs allemands Scharnhorst et Gneisenau, et des cuirassés italiens de type Littorio ; le Jean-Bart et le Richelieu ont été conçus pour marcher à 32 nœuds, pour 48 950 tonnes en charge. La commande a été confirmée et signée le 27 mai 1936 entre le Ministre de la Marine François Piétri et les deux principaux chantiers navals nazairiens: Penhoët et La Loire.
La construction du Jean-Bart était d’abord un défi technologique, c’est le plus puissant cuirassé jamais construit en France. Long de 247, 5 mètres pour une largeur de 37,5 mètres, il était armé de deux tourelles quadruples, soit 8 canons de 380 mm. Il est équipé d’une ceinture blindée d’une épaisseur de 330 mm. La réalisation de ce bâtiment nécessite la construction d’une grande forme de radoub. La forme Jean-Bart marque un tournant dans la construction navale. Jusque-là, il était exceptionnel de construire de gros navires horizontalement. Lorsqu’ils sont chargés de la construction du Jean-Bart, les Chantiers de la Loire font appel à Albert Caquot (2). Il conçoit un dispositif tout à fait nouveau; le navire sera construit sur un terre-plein, accolé à une forme de radoub.
Le 12 décembre 1936 a lieu la pose du premier rivet, pour une livraison prévue pour le 1er décembre 1939. L’échéance n’est pas respectée mais au moment de la déclaration de guerre, la marine nationale fait accélérer le mouvement. Le 6 mars 1940 a lieu la mise à flot, par remplissage de la forme-écluse. On prévoit alors que la sortie interviendra en octobre. L’enjeu est de taille: le concurrent allemand, le Tirpitz est en effet lui aussi en chantier.
Quand faire des heures supplémentaires, c’est résister
Pour Ronarc’h, il faut bouleverser le calendrier et faire sortir le Jean-Bart, inachevé, au plus tôt afin de l’éloigner de la zone des combats sans attendre sa finition. Dès le 18 mai, la date de sortie du cuirassé est fixée au 20 juin, afin de bénéficier du fort coefficient d’équinoxe, à l’heure de la marée haute. A défaut, il faudrait attendre la prochaine marée de vive-eau. Quinze jours plus tard, ce serait trop tard.
Les travaux sont donc accélérés. Pour les ouvriers nazairiens, il est hors de question de laisser le cuirassé tomber entre les mains des Allemands. Pendant un mois, les 3 500 ouvriers des chantiers s’activent d’arrache pied, les équipes se relaient jour et nuit pour donner au navire l’équipement minimum qui lui permettra de quitter la fosse et de s’éloigner du port nazairien. Les transmissions du bord, les chaudières et les moteurs sont installés, les hélices sont fixées le 7 juin, les chaudières allumées le 14.
Mais il ne suffit pas d’équiper le bateau. Car de la forme de radoub, pour accéder à l’estuaire, il faut creuser dans les hauts fonds une tranchée de plusieurs centaines voire de 1 000 mètres de long et 70 mètres de large, suffisamment profonde, le tirant d’eau étant de 8,10 mètres. Opération délicate et qui prendra forcément du temps. C’est un travail de titan. Le chenal est dragué jour et nuit, avec le concours des Ponts et Chaussées de Nantes, le creusement est difficile et ne sera pas terminé avant le jour du départ, où le Jean Bart ne disposera que de 40 cm d’eau sous la quille.
La course contre la montre
Les nouvelles sont de jour en jour plus alarmantes, on suit l’avancée des troupes allemandes et l’évidence est là: l’ennemi se rapproche de l’Ouest. Les blindés de la Wehrmacht sont à Rennes le 18 juin. Le commandant de la Marine à Saint-Nazaire, l’Amiral Rioult, demande à Ronarc’h de se tenir prêt à appareiller. Le moment propice le plus proche est celui de la marée de 3 heures du matin. Pour le dragage, on devra se contenter d’une tranchée de 45 mètres de large. Or le Jean Bart mesure 248 mètres de long et 33 mètres de large. De nuit, sans compas, on imagine la difficulté de l’opération. Toute la journée c’est l’effervescence sur le navire et sur les quais. On embarque des vivres, les 375 marins et officiers sont consignés à bord et on prévient 159 civils, cadres et ouvriers des Chantiers qu’ils doivent se préparer au départ. Ils ont juste le temps de prévenir leur famille et donner quelques recommandations au cas où ils ne reviendraient pas: « Prend bien soin des enfants ». Bien que la discrétion soit recommandée, tout le monde sent bien que le départ est imminent.
Vers midi le bruit court que les Allemands sont déjà à Nantes. A 14h30, les veilleurs du navire dont la vue embrasse 20 km d’étendue, signalent une colonne motorisée sur la route entre Montoir et Saint-Nazaire. On se prépare à résister, tout en envisageant le pire: le sabordage du cuirassé. Ainsi des ouvriers reçoivent l’ordre de mettre les bouchées doubles pour terminer certaines installations, quand d’autres n’attendent qu’un ordre, celui de tout détruire. Pour retarder l’avance de la colonne allemande, on ordonne également de faire sauter le pont de Méan à l’entrée de la ville. Finalement, c’était une fausse alerte : la colonne motorisée est anglaise.
Les derniers préparatifs s’achèvent, le sas est ouvert, le chenal de sortie est balisé. Le navire se prépare à son autonomie et les ouvriers parent aux derniers problèmes qui surviennent, notamment électriques.
Peu avant minuit, le pont de Méan saute. A 2h30 Ronarc’h monte sur la passerelle pour diriger l’appareillage. Le meilleur pilote du port a été choisi pour l’assister, c’est Charles Lorec. Celui-ci se rebiffe lorsque Ronarc’h exige que le navire sorte sans aucun feu, sans aucune bouée lumineuse. Pour Lorec c’est l’échouage assuré. Implacable Ronarc’h réitère son ordre, ajoutant qu’il ne veut pas encourir le risque d’un bombardement sur St Nazaire et qu’il est certain qu’ils sortiront. Chef réputé strict, énergique, Ronarc’h était surnommé Le Robuste.
A 3h45, deux remorqueurs, l’Ursus et le Titan, se positionnent et commencent à haler le cuirassé hors de sa cale. Un troisième remorqueur, le Minotaure, s’attelle à la poupe. Une noria de petits remorqueurs se tiennent à distance, prêts à intervenir en cas de besoin. La manœuvre de sortie rencontre beaucoup de difficultés. De chaque côté du navire, le pilote ne dispose que d’une marge de 5 mètres. Bien peu pour un tel géant. La marée est haute et cependant, il n’y a, à certains endroits, que 20 à 40 cm d’eau sous la quille. Dans la nuit Lorec distingue mal les bouées blanches puisque celles-ci ne sont pas éclairées. A deux reprises, le Jean-Bart s’échoue et reste en travers du passage. Avec l’aide des remorqueurs on parvient, à 4h30, à le mettre à flot. Il descend l’estuaire en filant 4 nœuds.
Dix minutes plus tard, trois Heinkel de la Luftwaffe arrivent par tribord et bombardent le navire. L’une des bombes tombe au milieu du pont, mais – de faible puissance – ne cause que de légers dégâts matériels. Grâce à quelques pièces de DCA embarquées, le Jean-Bart repousse l’assaut. A 4h50, il largue ses remorqueurs et gagne la haute mer, escorté par 3 torpilleurs qui l’attendent à la sortie de l’estuaire: le Hardi, le Mameluck rejoints par L’Epée. Ronarc’h et Lorec se serrent longuement la main. Avant de monter à bord d’un remorqueur, Lorec demande : » Vous allez faire le point, maintenant ? – Le point ? Mais nous n’avons pas de compas, mon vieux! ». En effet le compas gyroscopique avait bien été livré la veille, mais le temps avait manqué pour l’installer. Il ne sera utilisable qu’au matin du 22 juin, au large du Portugal.
Il était temps puisque le 17 juin, les Allemands étaient déjà à Rennes, le 18 à Brest et le 19 – jour de l’évasion du Jean-Bart, ils sont à Nantes puis à Saint-Nazaire, déclarée ville ouverte où le maire François Blancho appelle la population « au calme » et où dans la nuit, les Allemands bombardent la ville, éventrant des maisons, détruisant des groupes d’habitations. Au total une dizaine d’immeubles sont détruits, il y a 12 morts, 20 blessés. Le lendemain, le 20, les Allemands détruisent à la mitrailleuse deux hydravions sortis de la SNCAO et qui s’apprêtaient à prendre l’air. Le 21, les troupes entrent dans la ville. Lorsque le capitaine de corvette von Tirpitz, chargé des chantiers de la zone occupée viendra sur le site, accompagné d’officiers et d’ingénieurs de la Kriegsmarine, il reconnaîtra qu’ils ont été très impressionnés non seulement par l’évasion, à leur barbe, du Jean-Bart mais aussi par la conception de la forme Jean-Bart.
Le 18 juin au matin,(3) Ronarc’h a reçu l’ordre de rallier Casablanca et non plus la Clyde, en Ecosse comme prévu initialement. Le Jean-Bart arrivera à destination trois jours plus tard. La traversée est marquée par de nombreux incidents techniques. Au début, les machines ne donnent qu’une faible puissance. Tous ces incidents seront surmontés. Les ouvriers embarqués seront rapatriés à Saint-Nazaire quelques mois plus tard.
A Casablanca, la suite est moins glorieuse puisque le Jean Bart s’oppose au débarquement américain en novembre 1942 et est bombardé, en réplique, par les appareils du porte-avions Ranger, puis par le cuirassé Massachussetts qui le mettront hors de combat. Il ne regagnera la France que le 25 août 1945 pour être enfin achevé à Brest jusqu’en 1950. Le sujet dépasse le cadre de notre article : était-il possible, les hostilités prenant fin dans la métropole, de continuer la lutte en terre française, dans l’Empire et plus particulièrement en Afrique du Nord ? Pour le général de Gaulle : oui ! Pour Weygand : non !
L’évasion spectaculaire du Jean Bart restera dans les annales de la marine française et surtout comme l’une des plus incroyables pages de l’histoire des chantiers de Saint-Nazaire.
Témoignage d’Albert LE PERRON(4) (né en 1923), « Donc la déclaration de guerre est venue au mois de septembre 1939 et j’étais aux chantiers, je sortais d’apprentissage et je commençais à travailler comme compagnon. L’offensive allemande a commencé, les avions allemands sont venus, ils ont bombardé un mois avant de rentrer dans Saint-Nazaire. Nous travaillions à cette époque-là sur le fameux cuirassé Jean-Bart et sur le plus grand pétrolier du monde, le Q 19. On travaillait assez vite pour essayer de les finir. Un beau matin, on nous a dit : le Jean Bart va quitter la forme et tenter de partir. Le lendemain, non seulement le Jean-Bart mais aussi le pétrolier avaient quitté leur cale. Le premier avait réussi à quitter la base de Saint-Nazaire malgré quelques bombardements mais le pétrolier n’avait pu rester qu’en rade ayant perdu son gouvernail; il est donc resté échoué à Paimboeuf pendant toute la guerre. Donc St Nazaire commençait à être bombardée par les Allemands. Je crois qu’il y a eu un bombardement la veille de leur entrée à St Nazaire. On s’attendait à l’entrée imminente des troupes allemandes, quand tout d’un coup, venant de la vieille gare, ont vit des motos et des jeeps allemandes se mettre à tourner autour de la place Marceau et partir dans les rues de Saint-Nazaire. Alors, la plupart des gens rentraient dans les maisons. Mais du jour où l’occupation allemande s’est produite, on peut dire que les chantiers ont appliqué ce qu’on peut appeler une force d’inertie, on travaillait très peu, faisant la plupart du temps acte de présence: c’était la vie des chantiers en ralenti parce qu’en réalité on a retapé quelques vieux rafiots. En construction neuve, il y a bien eu deux escorteurs faits, mais ils n’ont jamais été terminés. Alors si de 39 à 45, il n’ y a eu que deux escorteurs non terminés, ça veut dire que sur un chantier aussi important, il y avait comme une résistance latente à l’Occupation.
Notes
1 – Ronarc’h (1892-1960) est nommé contre-Amiral en 1941 à Casablanca. Il commande la Marine française au Maroc en 1942 et 43. Il est promu vice-Amiral en 1944 et a sous ses ordres les Forces Françaises en Méditerranée. Il est nommé commandant de la Marine française en Algérie, en 1947
2 -Albert Caquot (1881-1976), ingénieur en génie civil aux innombrables inventions, est un bâtisseur hors pair. Il est l’un des artisans du développement du béton armé. On lui doit dans notre région le pont Maudit (entre l’île Feydeau et l’île Gloriette, avant le comblement des bras de la Loire), le pont de la Madeleine à Nantes, le barrage d’Arzal etc.
3 – Le 17 juin, Pétain a été nommé Président du Conseil, en remplacement de Paul Reynaud et annonce immédiatement sa demande d’armistice.
4 – Entretien avec le sociologue Jean Péneff, Autobiographies de militants CGTU-CGT, 1979, Cahiers du LERSCO – Université de Nantes
Bibliographie
Pierre-Jean Ronarc’h L’évasion du cuirassé Jean Bart, Flammarion, 1951
AREMORS, Saint-Nazaire et le mouvement ouvrier tome 3 1939-1945, Edition Aremors, 1986