Histoire et mémoires de la Poche de Saint-Nazaire 1945-2020
Après un long oubli, elle fait désormais l’objet de romans, recueils de témoignages, mises en musées, de vidéos et d’un spectacle son et lumière. Il convient d’examiner dans quelle mesure l’éventail des formes déployées au nom du « devoir de mémoire », trouve ou non sa place aux côtés du travail critique propre à l’histoire?
1 – Fiction ou réel, romans et témoins.
Le tout premier à écrire sur la Poche, en 1949, est l’érudit croisicais, Henry Rio, avec son livre « Les oubliés du Tréhic ». Il pense trop vite que la « sérénité » retrouvée et un certain « désabusement », lui autorisent cette « chronique romancée ». Elle décrit la collaboration ordinaire des différentes composantes de la population locale. En toute « objectivité », car croit-il, « la vérité est simple et ingénue ». Ecrit sous le pseudo de Kervenel, et rebaptisant Le Croisic en Tréhic, son livre provoque un scandale : il essuie des coups de feu et doit quitter la commune. Soixante dix ans après, le livre semble toujours la cause d’un malaise dans la mémoire locale.
Après lui, et en dehors d’ouvrages plus généraux, le suivant à évoquer la question est… un Allemand, Reinhold Müller en 1966. Officier de liaison du commandant de la forteresse (Festung), il en raconte les tout derniers jours, jusqu’à la reddition de Bouvron, le 11 mai 1945. Ce regard « autre » ne sera découvert que vingt ans plus tard. Pour trouver des témoignages directs côté français il faut attendre encore huit ans. Pierre Mahé, publie en 1974, sous son pseudo de Maxime, un recueil de 34 récits de Résistants, dont ceux d’actions et de passages dans la Poche. Au nom du souvenir militant de la Résistance, il en est diffusé 5.000 exemplaires.
Puis, retour au roman en 1980 : Jean-Anne Chalet, journaliste, décrit la vie quotidienne dans la Poche dans la commune périphérique de Guenrouët. L’intrigue « tragi-comique » repose sur le personnage de « Peau de grenouille », surnom donné à l’adjudant allemand Damm par les locaux qui en auraient « gardé un bon souvenir ».
Nouvelle occurrence militante. l’AREMORS publie en 1984, son Cahier n°5 sur La Poche. Si elle fait une large place à la vie quotidienne, cette brochure d’édition rudimentaire aborde aussi avec précision la reddition allemande, la Libération et ses circonstances politiques, sans ignorer la Collaboration. Elle consigne aussi la mémoire des luttes et combats de la Résistance FFI. Militant, son travail répond néanmoins aux critères d’une recherche historienne : de nouveaux témoignages, un travail poussé aux archives et des sources inédites.
2 – La Poche mise en musées
Luc Braeuer ouvre en 1997 le Grand Blockhaus à Batz-sur-Mer. Il le présente comme « Le Musée de la Poche ». Mais c’est plutôt un musée Grévin de scènes de guerre. Il compte sur son « incroyable histoire de la Poche » (2000) pour attirer les touristes côtiers. Sa muséographie est orientée vers les armements, allemands et américains plus que français, et marginalise résistance et vie quotidienne. La bibliographie du « guide souvenir » en 2002 se restreint au seul nom de Braeuer. Préemption personnelle de l’histoire de la Poche.
À Savenay, en 2002, la démarche associative du GHL (Groupe d’Histoire Locale), concerne « Savenay et son secteur ». Mais, dans un certain flou chronologique, elle recueille des pages de « Mémoires de 1939 à 1945 », avec photos et dessins, sans trop s’embarrasser de contextualisation, ni se soucier non plus d’une problématisation. En 2005, le directeur de l’Écomusée de Saint-Nazaire, Daniel Sicard, dispose des archives nécessaires pour répondre aux attentes d’un large public. Il en résulte un bel ouvrage mais où, comme souvent, le choc des photos l’emporte sur le poids des mots.
Plus tard, en 2013-2014, le musée d’histoire de Nantes consacre une exposition, intitulée « En guerres (14-18/39-45) », au sort des civils de Nantes et Saint-Nazaire pendant les deux conflits mondiaux. Mais, à l’usage, l’amalgame des deux guerres ne facilite pas son propos sur la Poche. Les seules mentions faites sont loin des réalités et trahissent une méconnaissance du sujet. Vue de Nantes, la Poche… connaît pas.
Elle a donc migré de l’oubli aux musées, via l’histoire associative, mais sans jamais passer par la case Université.
3 – Intermittences du spectacle de la mémoire
En 2015, un précieux « guide-web » des sources disponibles par les archives municipales de Saint-Nazaire reconnaît que la Poche a trouvé « peu d’écho dans les livres d’histoire pourtant féconds sur la Seconde Guerre mondiale. Depuis une vingtaine d’année plusieurs érudits, passionnés et historiens locaux se sont attaqués au lourd travail de mémoire que constitue l’écriture de cet épisode douloureux, trop longtemps oublié ». Le basculement culturel de l’histoire à la mémoire est ainsi acté, mais une confusion entre devoir et travail de mémoire s’installe.
a – Le temps des vidéos
En 2005 sort une première vidéo de Vincent Douet : « VUES de la Poche », commentée par l’écrivain campbonnais Jean Rouaud. À l’occasion il qualifie la Poche de « bavure de l’histoire » ? Il exprime l’idée « déploratoire » des empochés eux-mêmes : celle d’une épreuve insupportable et traumatisante qui leur a été injustement infligée. Mais, selon l’historien M-O.Baruch, le « genre déploratoire », qui prend la forme d’une répétition d’ouvrages sur ce même ton, « aboutit à un effet de saturation inverse du but recherché : on lit et relit beaucoup, on comprend peu, car cette littérature manque souvent de réflexivité ».
Une nouvelle vidéo « Une si longue occupation » de Raphaël Millet, a été projetée en novembre 2019, par les Amis de l’Histoire à Savenay devant 400 personnes. Elle suscite cependant les mêmes réserves que la précédente. Constituées d’archives d’actualités, parfois inédites, entrecoupées de témoignages d’ex-« empochés » et d’interventions d’historiens choisis, ces vidéos manquent d’un fil directeur cohérent, au service d’une démonstration soutenue. C’est pourtant l’histoire, réduite ici au spectacle de la mémoire, qui est ainsi censée être donnée à voir.
b – L’heure de Mauricette
En 2012, le roman “Mauricette, l’insoumise…” du guérandais Bernard Tabary, est une fiction historique avec une héroïne attachante, dans des paysages évocateurs de la région, suivant une trajectoire qui va de Guérande et Bouvron, en passant par Pen Bron et la forteresse sous-marine ! « L’insoumise » devenue résistante, s’éloigne des « culs salés » des salines de Batz vers Bouvron et les « frères de la côte ». Elle y assiste même à la reddition allemande, le 11 mai. Scénario haletant, avec un « happy-end ». La contextualisation embarquée n’évite pas certains des clichés courants et quelques oublis. On y surjoue une résistance quelque peu fantasmée. Le romanesque s’écarte ainsi de la vraisemblance, prenant aussi ses aises avec l’histoire.
Michel Lefort, de Fay-de-Bretagne, directeur depuis 2018 du spectacle son et lumière intitulé « Mauricette », déclare vouloir, à partir du roman, « retracer l’histoire de la poche de Saint-Nazaire » et « participer au devoir de mémoire ». C’est désormais le roman qui dit l’histoire et le spectacle qui la montre. Ce spectacle réunit 150 figurants et 15 acteurs, 220 bénévoles de 17 communes. C’est bien, à moindre échelle, suivant le modèle du Puy-du-Fou (« l’histoire n’attend que vous »). Pour un couple de participants bénévoles : « nous sommes le livre d’histoire animé, avec ses bruits, ses odeurs, ses pleurs, ses sourires, faisant revivre ce que nos parents et grands parents ont vécus ». En 2018, les huit représentations ont eu 5.000 spectateurs.
Une histoire de l’émancipation
S’agissant de la Poche, 75 ans après, nous sommes donc en présence d’une fabrique mémorielle, en « résilience » tardive d’un lourd traumatisme historique local. Mais pour le travail critique de l’histoire, les « empochés » malgré-eux de 1944-45 doivent s’ajouter aux « oubliés de l’histoire ». Pour les auteurs de « l’Histoire comme émancipation » (2019), nous vivons un moment critique : soit « le passé commun est complètement annexé au patrimoine de quelques-uns, butin de guerre personnel revêtu de la robe du consensus », comme au Puy-du-Fou ou dans le blockhaus de Batz-sur-mer ; soit, à l’inverse, « l’Histoire peut être un outil d’émancipation, d’autonomie et de résistance ». Mais elle doit pour cela passer « de l’histoire des souffrances à celle des luttes ».
Jean-Yves MARTIN
historien
Lien direct vers le texte initial complet
http://jy-martin.fr/IMG/pdf/histoire_memoires_de_la_poche_vers_060620_illust.pdf