par Julie Blondel*
Au cours du mois de juin 1944, l’Allemagne fait face à une vaste offensive alliée coordonnée à l’Ouest, avec le débarquement en Normandie le 6 juin 1944 (opération Overlord), et à l’Est, avec la percée soviétique lors de l’opération Bagration le 22 juin 1944. Avec ces deux opérations décidées lors de la conférence de Téhéran (1943), les Alliés mobilisent près de cinq millions de soldats pour prendre l’Allemagne en étau et accélérer la libération de l’Europe.
Tolstoï écrivait dans Guerre et Paix (tome 1, chapitre XVII) « Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le bruit de la fusillade et où l’action se dérobait derrière l’épaisse fumée qui l’enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille était proche. » Cet épisode s’est soldé par la déroute des forces napoléoniennes (1812) face aux troupes du tsar, Alexandre Ier de Russie. Staline, en faisant le choix du nom de Bagration pour la dernière grande offensive de la guerre, rappelle ses propres origines géorgiennes et salue la force de l’armée russe devenue soviétique.
Trois ans jour pour jour après l’opération allemande Barbarossa, Staline tient sa revanche. Cette offensive soviétique s’inscrit dans un triptyque gagnant pour l’armée rouge. La bataille de Stalingrad, qui a vu l’armée allemande du général Paulus capituler le 2 février 1943, est un tournant psychologique, la Wehrmacht n’est pas invincible. La Bataille de Koursk en juillet 1943 est un tournant stratégique, les Allemands passent définitivement sur un mode défensif. Et enfin, l’opération Bagration, tournant militaire, sonne la première vraie victoire soviétique, l’armée allemande ne pourra plus compenser ses pertes.
Avant l’offensive, les services secrets de Staline ont astucieusement manipulé le renseignement allemand : certain que la prochaine grande offensive soviétique aurait lieu au Sud, Hitler avait dégarni le front du groupe d’armées « Centre » en transférant le gros de ses blindés vers l’Ukraine, au Sud.
L’opération Bagration, supervisée par le maréchal Joukov, a pour objectif de détruire le groupe d’armées Centre de la Wehrmacht, commandé par le maréchal Ernst Busch, stationnée en Biélorussie. Les Soviétiques déploient ainsi une force considérable : 2,3 millions d’hommes contre 800 000 du côté ennemi, 4 000 blindés contre 500, 6 500 avions contre 800 et 24 000 canons contre 8 500.L’Armée rouge avance sur plus de 1 000 kilomètres, développant quatre fronts simultanés.
Le groupe d’armées Centre est très rapidement submergé. Dès le 26 juin 1944, Vitebsk est encerclée et, le 3 juillet suivant, Minsk est prise par les troupes soviétiques. En trois semaines, 28 divisions allemandes sont mises hors de combat, 31 des 47 généraux de division ou du corps d’armée du groupe Centre sont tués ou faits prisonniers. Et le 17 juillet 1944, Staline organise à Moscou un défilé de 57 000 prisonniers de guerre allemands.
Ernst Busch est alors remplacé par Walter Model, surnommé le « pompier d’Hitler », qui parvient à ralentir l’avancée soviétique. Mais en faisant monter des divisions de Panzer sur le territoire biélorusse, il dégarnit le front Sud et permet à la Stavka , l’état-major de l’Armée rouge, de lancer le 13 juillet l’opération Lvov-Sandomir et l’opération Kovel-Lublin quatre jours plus tard.
Le 24 juillet 1944, les Soviétiques occupent Lublin, en Pologne. Le 1er août, Sandomir tombe à son tour. Staline souhaite faire de Lublin le siège du gouvernement polonais pro-soviétique pour la Pologne libérée. Pourtant, lorsque Varsovie se soulève le 1er août à l’approche de ses chars, Staline fait stopper Bagrationdans les faubourgs même de la capitale polonaise. En effet, il ne souhaite pas tant libérer la Pologne que se débarrasser de la résistance indépendantiste par le biais des Allemands. Malgré 63 jours de combats dans Varsovie, pas un seul obus ne sort du canon des chars soviétiques, stationnés de l’autre côté du fleuve, et l’insurrection est écrasée par les Allemands.
La Wehrmacht reprend donc la capitale polonaise mais cette petite victoire ne changera pas le cours de la guerre et la défaite allemande se rapproche.
À la mi-août, l’Armée rouge atteint les bords de la Vistule et la Biélorussie est totalement libérée.
Achevée le 19 août 1944, après deux mois d’intenses combats, l’opération Bagration constitue un très grand succès pour l’Armée rouge : elle a progressé de plus de 600 kilomètres, parvenant presque à libérer le territoire de l’URSS antérieur à l’invasion allemande de 1941. Les troupes soviétiques ont ainsi repris la Biélorussie, une partie de la Pologne et les pays Baltes. Elles stationnent désormais à la frontière du Grand Reich, ouvrant la voie de l’Allemagne et de Berlin.
L’opération Bagration a joué un rôle décisif dans la fin de la seconde guerre mondiale mais s’apparente également à « la première passe d’armes de la guerre froide » comme l’écrit Jean Lopez dans son livre Opération Bagration, La revanche de Staline (été 44). En cet été 1944, le but des Alliés n’est pas seulement de vaincre Hitler, il est aussi de préparer la reconfiguration de l’Europe au lendemain de la guerre.
*Julie BLONDEL professeure d’histoire-géographie